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Si Wagner, outre ses dons incomparables, avait reçu en partage l’invention mélodique d’un Rameau, il eût certainement modifié son système, en faisant une part plus large à l’élément vocal. La preuve, c’est que dans tous les cas où la Muse lui a suggéré une idée simple, une pensée originale, d’un contour saisissable et défini, il apaise son orchestre, il subordonne ses accompagnemens, il fait comme les autres. Et ce ne sont pas les parties de ses œuvres où il gouverne le moins sûrement le sentiment du spectateur !

Le Français a reçu en partage le goût littéraire, ce qui lui fait attacher une grande importance à la valeur intrinsèque du drame et à sa mise en valeur par la composition musicale. La réforme de Wagner devait trouver plus d’écho en France que partout ailleurs ; car c’est chez nous qu’a été de tout temps poursuivie avec le plus de passion et de vigueur la solution du problème lyrique, du mariage de la musique avec le drame. Mais si le Français a une prédisposition à devenir wagnérien au point de vue de l’harmonieuse unité à réaliser dans l’œuvre d’art, il ne doit pas non plus abdiquer les qualités originales de son tempérament et de son génie : le don naturel et primesautier, la spontanéité qui est le fond de sa nature. Il ne doit pas mépriser l’élément simple, l’apport divin, l’idée, la monodie, la ligne de chant. Car c’est par une concentration de l’expression dans la ligne de chant que nos ancêtres ont réussi à fonder notre art national ; c’est par là que valent tant de belles œuvres, — oubliées — peut-être, — vieillies — jamais ! Ces titres de gloire de l’école française doivent servir de gouvernail aux plus hardis. Ne délaissons pas cette tradition sacrée pour un système : un système vieillit ; cette tradition est l’essence même du pur génie de notre race.

Ce que nous pouvons imiter de Wagner sans péril, c’est l’unité plus grande à réaliser dans l’œuvre d’art, c’est l’agencement très perfectionné de son théâtre : son excellente acoustique, l’obscurité dans la salle, l’orchestre invisible, la logique de la mise en scène, le mouvement et l’animation expressive chez les masses chorales. Mais gardons-nous bien de copier ses procédés servilement, nous perdrions nos qualités, sans gagner les siennes. Restons nous-mêmes ! N’oublions pas que si Wagner s’est élevé si haut, c’est en suivant la voie la plus conforme à sa nature et à son génie !

L.-A. Bourgault-Ducoudray.