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humble serviteur, » en usage il y a cent ans d’égal à égal, qui vaut tout au plus la « considération distinguée » de nos jours, dont le voile banal n’est lui-même destiné qu’à exprimer la plus complète indifférence. Supériorité, infériorité, étaient jadis monnaie courante ; la possession, la jouissance, la donation de choses assez mesquines, prenaient une forme hiérarchique et respectueuse. On se passait les uns aux autres ce respect légal, minutieusement dosé dans les chartes ; et ce respect, attaché à des valeurs matérielles, était en quelque sorte immeuble par destination. Question de mœurs ; comme ces guerres privées qu’entreprenaient alors les uns contre les autres, non-seulement les guerriers de profession, appelés « nobles, » mais même les roturiers et les gens de métier, qui jouissaient ainsi de prérogatives que notre société, pourtant très libérale, ne reconnaît plus qu’à des souverains. Quoi de plus singulier que de voir, en 1565, un portefaix et un laveur de laine, ou bien un cordonnier et un courtier, signer chez un notaire, à Perpignan, « une paix et trêve pour une durée de cent un ans ; » fière manifestation de l’indépendance individuelle, admise et prévue par acte public, dans un temps où l’individu est si généralement déprimé.

De pareilles contradictions ne sont pas rares au moyen âge, et il est possible que les siècles futurs en relèvent dans le nôtre d’aussi fortes, que nous n’apercevons pas. Une distinction, par exemple, qu’il convient de faire dès à présent, c’est celle du bien-être matériel et du bien-être moral. Le second dépend de la législation, le premier dépend de la nature. Les sociétés humaines sont maîtresses du second, non du premier. Le bien-être matériel consiste dans une vie large, le bien-être moral dans une vie honorée. L’un peut exister sans l’autre ; ils ne sont ni nécessairement unis, ni nécessairement divisés. C’est, je crois, pour n’avoir pas suffisamment séparé ces deux aspects des siècles passés, que l’on a porté sur eux des jugemens contradictoires. L’ouvrier, dans un pays barbare, mais fertile, et à population clairsemée, peut être bien nourri, quoique traité en esclave ; dans un pays civilisé, il peut manquer du nécessaire, tout en étant fort estimé. À de certains égards, le serf affranchi du moyen âge était un heureux méprisé ; le journalier d’il y a quatre-vingts ans était un misérable respecté ; le paysan d’aujourd’hui jouit à la fois du respect social et de l’aisance, dans la mesure du possible

Le servage, son origine, son essence, sa constitution, ses règles et sa disparition, tout cela est très vague ; il y avait d’infinis degrés dans le servage selon les localités ; et il y eut à travers les âges des nuances dégradées de libération successive, depuis le XIe siècle jusqu’au XVIIe, où la servitude atténuée des non-affranchis se