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que le Seigneur affranchira de leurs péchés ceux qui affranchissent, et leur accordera en compensation les grâces de la vie future, je donne la liberté à un de mes serfs, nommé Darem, et à une serve, nommée Pergo. À partir de ce jour, eux et leur postérité, comme s’ils étaient nés de parens libres, auront le droit et le pouvoir de faire ce qu’ils voudront. Qu’ils soignent pour eux, qu’ils travaillent pour eux ; que, comme des citoyens romains, délivrés de tout joug servile, ils perçoivent les fruits de leur labeur… » — Il faut remarquer que ce particulier qui, par des motifs si justes, affranchit deux de ses gens, en a peut-être cinquante autres qu’il n’affranchit pas.

Sautons six siècles : un gentilhomme bourguignon, en 1530, tient le même langage : — « Nostre-Seigneur Jésus-Christ étant venu en ce monde pour nous délivrer des biens et servage du mauvais, c’est œuvre méritoire aux siens d’affranchir leurs serfs qui, selon la première loi, sont aussi comme nous des hommes francs et libres… » — Comme le contemporain de Hugues Capot, le contemporain de François Ier, qui parlait ainsi, avait d’autres serfs qu’il ne songeait pas à affranchir. C’est que, si l’affranchissement était œuvre méritoire, ce n’était pas œuvre indispensable.

Ce sont là des affranchissemens humanitaires ; ils n’ont rien de commun avec ce grand affranchissement économique, qui transforme l’exploitation du sol et en transfère la propriété d’une classe à une autre, depuis la fin du XIIIe siècle jusqu’au commencement du XVIe. Non que je veuille restreindre à cette période de deux cents ans l’abolition du servage, qui commença beaucoup plus tôt et finit beaucoup plus tard : on ne connaît d’affranchissemens, en Bretagne, que pour le pays de Léon ; là seulement les tenanciers sont appelés serfs, ce qui ne se voyait pas dans le reste de la péninsule armoricaine depuis le IXe siècle. En Normandie, M. L. Delisle ne constate aucune trace de servage, dès le XIIe siècle ; et dans le Bas-Languedoc, il n’y en avait plus guère au XIIIe. L’Alsace pratique, à la même époque, un régime de tenure assez doux ; et des seigneurs de Roussillon, libérant leurs hommes en 1240, déclarent « les affranchir de toute queste, force, tôlte et autres mauvais usages… » C’était un joli pas déjà de considérer ces usages comme mauvais ; ceux qui les établirent, et qui en jouissaient, les trouvaient bons sans doute, et cependant ce furent les jouisseurs qui les abolirent ; car ils furent abolis par contrat et non par violence.

D’un autre côté, il existe encore en bien des provinces, aux environs de 1500, beaucoup d’hommes et de femmes de corps. L’une de ces femmes, à Trouan-le-Petit, en Champagne, est affranchie en 1504, moyennant 10 livres ; et c’est seulement sous Henri IV que l’abbaye de Lugny, dans la Côte-d’Or, affranchit ses serfs de la