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de bâtir ; » elles sont faites toujours dans les campagnes « afin de peupler » des solitudes improductives ; parce que ces maisons qui surgiront et ces hommes qui se multiplieront seront, pour le seigneur, — il l’espère du moins, — la source de produits abondans et variés. En effet, le cens n’est pas à lui seul toute la rente de la terre ; comparer le cens du XIIIe siècle au fermage du XIXe, c’est être exact au point de vue du fermier, non au point de vue du propriétaire. Il y faut joindre les « lods et ventes, » — droits de mutation, — et quelques autres taxes indirectes, qui ne sortent pas de la poche du tenancier, mais qui entrent bien dans la poche du seigneur de la censive. Il y faut joindre aussi des champarts et agriers, des redevances en nature, qui peuvent être considérés comme équivalens aux impôts actuels, qui, par conséquent, ne grèvent pas l’exploitation plus que ne font nos contributions foncières, mais qui profitent à un particulier, qu’on nomme le suzerain, et non à l’État. À vrai dire, ce suzerain est un peu lui-même l’État : il en a les charges les plus essentielles : justice et police. Seulement il s’en acquitte à peu de frais, et l’on n’attend de lui ni des routes, ni de l’instruction, ni aucun de ces services multiples dont l’accomplissement exige un prélèvement annuel sur la fortune publique.

On rencontre un terrain, à Nîmes, concédé sous le cens d’un « bonjour, payable à la Saint-Michel, » c’est-à-dire pour rien, pour un « aveu » de dépendance, qui rapportera occasionnellement quelque chose. Des terres sont abandonnées en Berry, par un seigneur, à un paysan, « à charge d’y tenir et hyverner ses bœufs et brebis perpétuellement, afin d’avoir la dîme, par chacun an… » On s’est beaucoup insurgé contre la perpétuité, l’immutabilité de ces droits féodaux « non rachetables ; » si l’on réfléchit aux conditions dans lesquelles ils furent créés, on verra que les censitaires, tout autant que les seigneurs, ont dû tenir à l’irrévocabilité des charges qui assuraient l’irrévocabilité de la donation elle-même.

Le cens, que l’on appelait aussi « rente féodale, » a plus d’un rapport avec la « rente foncière ; » mais il s’en distingue en ce qu’il emporte avec lui droit de suzeraineté, et toutes les conséquences de ce droit. Il suit de là qu’un seul cens pouvait peser sur une terre. Elle pouvait être vendue cent fois, elle ne pouvait être « accensée » qu’une seule. Le cens, comme ces sacremens de l’église catholique que les fidèles ne reçoivent qu’une fois en leur vie, ne se renouvelait pas. Il marquait le sol, à sa sortie du patrimoine noble ou clerc, d’un cachet d’origine unique, qui lui demeurait à jamais attaché, et dont un des effets était de l’empêcher de rentrer, sous aucun prétexte, dans le patrimoine clerc ou noble.