Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

famille, au moins fallait-il éviter qu’il sortît de la caste noble elle-même ; que, ce qu’un gentilhomme perdait, un vilain le gagnât, que le roturier y eût quelque part. Chimériques efforts ! Malgré la législation, le sol noble se morcelle et les fonds changent de propriétaires.

Aux XIIIe et XIVe siècles, j’ai relevé des mutations tous les vingt ans, tous les quinze ans, et les domaines qui en sont l’objet ont successivement pour maîtres des personnes de tout acabit : à Plebs, près d’Avignon, de 1274 à 1328, la même terre est revendue six fois, et, parmi les possesseurs, figurent l’un après l’autre un boucher et un cardinal. Les races se succèdent, et la classe privilégiée est tout entière envahie ; les défenses expresses et répétées d’aliéner les fiefs aux roturiers, autant que les permissions nominales, données à un grand nombre d’individus, de posséder des fiefs et d’en jouir « féodalement, » bien qu’ils ne fussent ni nobles, ni chevaliers ; les interdictions, aussi bien que les autorisations, nous apprennent que, dès ces temps reculés, la terre noble coulait entre les doigts de la noblesse, ou mieux que la noblesse était prise d’assaut par les roturiers enrichis, à qui la terre roturière ne suffisait plus.

Le sol aussi changeait souvent de condition et, s’élevant avec son maître, d’échelon en échelon, de serf devenait franc-alleu roturier, et de roturier libre il était promu au rang de fief. Quand le tiers-état demandait, en 1614, que « tout habitant pût acquérir et posséder immeubles, même en pays de serve condition et mainmortable, » en payant une indemnité au seigneur, il n’existait presque plus, en France, de provinces soumises encore à ce régime ; et quand le roi d’Espagne permettait (1628), à un de ses sujets de Franche-Comté, de vendre des biens féodaux « à gens ignobles, » jusqu’à concurrence de 16,000 francs, il y avait beau temps que notre noblesse se passait de permissions semblables pour aliéner ses biens au plus offrant.

Ainsi, à la pénétrer profondément, l’histoire de la propriété nous en montre la mobilité continuelle, et la triple impossibilité d’empêcher les riches de se ruiner, les pauvres de s’enrichir, et les pauvres à moitié enrichis de retomber dans le dénûment. Le passé tout entier nous offre le spectacle des forces économiques se jouant des combinaisons législatives, que ces combinaisons soient l’œuvre d’aristocrates ou de démocrates, qu’elles aient pour but de maintenir ou d’empêcher certaines inégalités des conditions.


Vte G. d’Avenel.