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qui avait eu lieu par ordre, ils intriguèrent dans la salle et dans les coulisses pour la faire tomber. Le mot d’ordre fut donné au parterre avec une grande habileté. Les mœurs peintes de trop près, l’insuffisance de la peinture des mystères des affaires, la sécheresse de l’intrigue, tous les personnages haïssables, voilà les objections que les clefs de meute criaient auprès de l’orchestre. Leur portée dépasse fort l’esprit des Turcarets, et décèle la main des bons confrères, le venin des auteurs, plus ou moins cinglés déjà par le Diable boiteux et que Lesage nous montre dans sa Critique de Turcaret, formant des pelotons dans le parterre et faisant chorus avec les commis. Elle est singulièrement avisée, cette Critique qui au témoignage des frères Parfaict, encadra les premières représentations. Il fallait bien, pour aller si vite et si droit au-devant de toutes les censures, que Lesage les eût devinées, ou qu’il les eût entendu formuler dans les salons où il avait cherché et trouvé des appuis, en faisant des lectures multipliées de sa pièce, avant la représentation. Il y constate d’ailleurs que « les ris sans cesse renaissans des personnes qui se sont livrées au spectacle » triomphaient des cabales.

Mais, tenus en respect par le parterre, les traitans l’emportaient depuis longtemps dans la coulisse, témoin les retards calculés qu’avait subis la pièce et dont fait loi la teneur même de l’ordre de Monseigneur. Obligés de jouer Turcaret par ordre, les comédiens durent se dédommager sur l’auteur, avec leur impertinence ordinaire, au temps jadis, celle qu’il peindra au vit dans Gil Blas ! C’est même dans cet épisode qu’il faut chercher, de toute évidence, la vraie cause de cette brouille de Lesage avec la Comédie-Française, qui le fit aller droit chez les forains, ces ennemis jurés de messieurs les comédiens du roi, plaisamment baptisés par eux les Romains. D’ailleurs, l’année théâtrale finissait, cette année-là, le 16 mars, et les comédiens n’eurent garde de reprendre Turcaret à la réouverture, qui eut le lieu 9 avril.

Tels sont les faits, d’après les documens ; il est donc inexact de dire que le parterre fit échec à Turcaret. Nous pouvons d’ailleurs prouver que, dès qu’il fut libre de manifester ses sentimens sur la pièce, ils furent aussi élogieux qu’on devait s’y attendre. Nous nous disions que Montmesnil, étant entré à la Comédie-Française, avait dû réconcilier son père avec ses confrères et qu’une reprise de Turcaret avait dû être le premier gage de cette réconciliation. En effet, le registre de la Comédie nous apprend que Turcaret eut neuf représentations, du 13 au 29 mai 1730, et dix-huit pour l’année théâtrale de 1730 à 1731, avec une triomphante recette de 1,037 livres le 24 mai. La question nous paraît tranchée.

Non, le parterre contemporain de Lesage, tout ému qu’il ait pu