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pour eux, dans sa maison, une petite chapelle. Dès l’année 1704, l’exercice public de leur religion était interdit. Beaucoup de fidèles, persécutés tout à la fois par les Grecs et par les Turcs, s’étaient sauvés dans les îles voisines. « On me fit voir, dit Paul Lucas, plus de trente églises latines, que les Grecs avaient détruites ou usurpées, ou même fait convertir en mosquées. Les plus considérables étaient la cathédrale, l’église et le collège des révérends pères jésuites, celle des révérends pères capucins et des Socolans. De ces cinq églises, la cathédrale et celle des dominicains ont été converties en mosquées ; les autres, dont ils ne se sont point emparés, ont été abattues ; et leurs ruines seules, où il ne reste que les quatre murailles, font connaître la beauté dont elles étaient et tirent presque les larmes des yeux. Par toutes ces violences, les Grecs avaient en vue d’éteindre chez eux le rit latin ; mais ils n’ont point réussi dans leurs entreprises ; et, selon toutes les apparences, ils n’y réussiront pas ; les nouveaux catholiques romains sont plus fermes que jamais ; et on les voit tous dans la résolution de mourir plutôt que d’abandonner leur religion. Leurs enfans reprochent tous les jours à leurs adversaires que le rit grec est le rit des esclaves et des gens de rien, au lieu que le rit latin est le rit des princes et des plus grands rois. » Ainsi, c’est grâce à la conquête turque que Chio est redevenue grecque. Il ne faut pas s’étonner si le voyageur européen qui s’aventure parmi les maisons de bois de Tatavla, faubourg grec de Constantinople, est appelé, par les mégères du quartier, skylofranco (chien de Franc), et si les ouvriers italiens du Laurium disent en parlant des Hellènes qui travaillent avec eux dans la mine : Questi grecacchi, che racaglia[1] !

De toutes les contrées de l’ancien empire byzantin, l’île de Chio, qui devait, en 1822, être ravagée par le plus horrible massacre, est peut-être celle qui, pendant plusieurs siècles, s’est le mieux accommodée du régime turc. Le Chiote est paisible, patient, un peu poltron même et peu patriote, s’il faut en croire les Palikares irrédentistes du Magne, de l’Attique, de Samos. Il n’a guère qu’une passion : celle de s’enrichir. C’est la seule besogne où il apporte de la hardiesse et de l’audace. Il est malaisément homme de guerre ; il devient très vite un excellent homme d’affaires. Quand il s’agit

  1. Les rapports des provéditeurs vénitiens sont curieux à consulter sur ce point. On y retrouve sans cesse des formules moins violentes, mais aussi sévères que celles que l’on vient de citer. D’autre part, les sentimens des Grecs envers les nations occidentales n’étaient guère plus cordiaux. Dans un document de 1234, émané du patriarcat, l’expédition des Croisés est désignée par les mots ἐπιδρομῇ τῶν ἀθεων Λατίνων. On se servait de la même expression pour les Turcs : πρὸ τῆς τῶν ἀθέων Ἀγαρηνῶν ἐπιδρομῆς. — Edmond About a été, sans s’en douter peut-être, l’héritier de cette tradition de défiance mutuelle entre l’Orient et l’Occident.