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splendeur du couchant auréole cet épanouissement de jeunesse et de beauté, met une poussière d’or et de safran dans la transparence des mousselines, fait flamboyer les plastrons cramoisis et les broderies écarlates, précise la silhouette un peu diabolique des petites barrettes pointues, avive l’éclat des bijoux piqués dans la noirceur des cheveux. Ouvrés et gemmés par le soleil, les pauvres joyaux de cuivre, de fer battu et de verroterie étincellent en peintes d’émeraudes, en colliers de perles, en chaînes de diamans.

Quel dommage qu’un sot trouble-fête soit venu déranger fort inopinément cette féerie ! Déjà les mains s’entrelaçaient pour la danse, lorsqu’un certain Dimitraki, dont le fanatisme était surchauffé par de nombreuses outres de vin résiné, s’emporta violemment, montra d’un geste de prophète notre appareil photographique, déjà mis en batterie, et dit qu’il était honteux d’offrir en pâture, à de vils étrangers, les plus belles filles du pays. Nous remontrâmes à Dimitraki, d’un air un peu froissé, que nous ne venions point, comme les anciens conquérans, réclamer un tribut de vierges, que nos mœurs étaient innocentes et nos intentions pures. Dimitraki cria encore plus fort. Un vacarme confus s’ensuivit, et la foule se partagea en deux camps, les uns approuvant cet ennuyeux personnage, les autres le blâmant. J’ai cru que les coups de poing allaient tomber dru comme grêle, mais les gens de Chio ne sont pas belliqueux. Ils s’en tiennent d’ordinaire à des mines terribles, à un tumulte de cris aigus, à un tapage assourdissant de gros mots, d’épithètes retentissantes et d’invectives homériques. Dans le Magne, en pareil cas, les Palikares se regardent de côté, d’un air mauvais, et les couteaux sortent de leurs gaines.

Pendant toute la soirée, on causa longuement de cette aventure chez mon hôte, père de la belle Marou Ianniri. La famille était réunie dans une petite cour, couverte, comme la bergerie du vieil Eumée, par un treillis de branches et de feuilles sèches. La fraîcheur de la nuit entrait par une fenêtre qui découpait un carré d’azur profond où brillaient les étoiles. On entendait, au loin, des gens attardés qui chantaient, en frappant les mains, d’une voix traînante, des psalmodies anciennes. Une lampe accrochée au mur faisait flotter sur les visages des clartés tremblantes, noyées d’ombre. Le vieux était assis à terre, les jambes croisées, fatigué et ensommeillé. La vieille était près de lui, toute cassée et ridée. Marou était assise sur un banc de pierre et son sourire laissait briller dans l’ombre ses dents blanches. Près d’elle, sa sœur aînée, dont le mari était absent, tenait sur ses genoux un bel enfant aux boucles blondes et aux yeux câlins. J’écoutais à peine le murmure cadencé, un peu dolent, du patois local. Je regardais la réussite de ces