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la parfaite bonne foi de l’auteur, et il faut se défier un peu des majors anglais qui, de leur propre aveu, ne livrent au public les récits des missionnaires qu’après les avoir retouchés et expurgés.

Quoique le major Wingate ajoute du sien aux textes qu’il traduit, tout porte à croire qu’il a été discret dans son travail de révision, et je suis convaincu qu’il a fidèlement reproduit les émouvans chapitres où le père Ohrwalder nous narre ses aventures et ses misères. Les prisonniers chrétiens avaient dû choisir entre la mort et l’abjuration ; la plupart demandèrent à mourir. Au moment où ils baissaient la tête pour recevoir le coup mortel, le mahdi vint à passer sur un magnifique chameau blanc : — « Puisse Dieu, leur dit-il, vous conduire dans le chemin de la vérité ! » — Et grâce leur fut faite ; mais jamais grâce ne fut plus chèrement achetée. Le père Ohrwalder fut quelque temps esclave et changea plusieurs fois de maître. Quand l’armée des derviches marcha d’El-Obéid à Rahad, il dut remplir l’office de chamelier par un soleil torride, dans des tourbillons d’ardente poussière, sans autre nourriture que le peu de grain qu’il pouvait dérober aux chevaux. Il fut emmené plus tard à Omdurman, capitale de l’empire fondé par le mahdi. Dans cette ville de boue, située sur la rive gauche du Nil Blanc, en face de Khartoum, sa situation s’améliora. Il n’était plus esclave, il logeait dans le quartier des prisonniers étrangers, sous la surveillance d’un moquaddem. Il était industrieux ; il apprit un métier pour vivre, et, après avoir fabriqué du savon, il confectionna des rubans.

Il avait été plus d’une fois en danger de mourir. Il avait eu les fièvres qui tuent, la dysenterie, le scorbut, et peu s’en fallut qu’à Omdurman il ne pérît d’inanition. En 1889, les récoltes avaient manqué ; après la disette vint la famine. Les rues étaient jonchées de cadavres. Les marchands de comestibles se tenaient devant leur étalage, un gourdin à la main, pour en écarter des affamés réduits à l’état de squelette, qui, malgré les coups, prenaient tout ce qu’ils pouvaient prendre et dévoraient sur place un pain moisi et poudreux, qu’ils avaient arrosé de leur sang. On mangeait tout, jusqu’aux peaux desséchées des chameaux, jusqu’aux ossemens des bêtes mortes, qu’on réduisait en poudre et dont on faisait une pâtée. La détresse était telle qu’au dire des Soudanais, quiconque n’était pas mort en 1889 était sûr de ne mourir jamais. L’année qui suivit eût été plus clémente si les sauterelles n’avaient infesté et ravagé le riche pays de Kordofan. Les Soudanais se vengeaient d’elles en les mangeant ; cuites dans le beurre, ils les tiennent pour un mets savoureux et en font autant de cas que du poisson frit.

Il n’est guère de prisonniers qui n’aient de bons momens, des heures de relâche et de répit, où leur prison leur paraît moins laide. Le