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entourée d’un cercle de lumière. Mais ce qui contribua surtout à lui gagner le cœur des multitudes, c’est qu’il s’était fait fort de vaincre ses ennemis et qu’il les vainquit l’un après l’autre. Comment douter de la mission d’un homme de rien qui, après s’être emparé d’El-Obéid, avait pris Khartoum et conquis tout le Soudan, de la Mer-Rouge aux frontières de Waddaï et du Bahr-el-Ghazal à Dongola ?

C’était une œuvre toute spirituelle qu’il se vantait d’accomplir. Il se donnait pour le dernier des prophètes, pour un réformateur religieux, pour le grand purificateur, chargé de laver les souillures de la terre, en ramenant à son austérité originelle l’islamisme corrompu par les Turcs et par le contact avec les chrétiens. Il interdisait l’usage du tabac et du haschich, de toutes les boissons fermentées, dont les Soudanais sont passionnés, et quiconque contrevenait à ses défenses recevait de dix à quatre-vingts coups de courbache, ou tombait mort avant d’avoir subi toute sa peine. Il proscrivait les fêtes tumultueuses et bruyantes qui accompagnaient les mariages ; il sommait les nouveaux mariés de restreindre leurs dépenses et les jeunes femmes de ne jamais se montrer sans voile. Il prêchait l’ascétisme, le mépris des vanités de la vie ; il ne connaissait d’autres plaisirs que la prière et le jeûne. Il recommandait à ceux qui souffraient de la faim de serrer leur ceinture autour de leurs reins ou de se mettre une pierre sur l’estomac. Il ordonnait à ses derviches de ne porter que des vêtemens sales et fripés, de marcher pieds nus, de coucher sur la dure. Il maudissait les richesses, il glorifiait la pauvreté.

On a pu remarquer dans tous les temps que ce sont les réformateurs les plus rigides qui ont exercé la plus puissante influence sur tout ce qui les entoure. Qu’ils fussent nés en Europe ou en Afrique, les puritains furent toujours les prédicateurs les plus écoutés, et plus la règle qu’ils imposaient était sévère, plus on était fier de s’y soumettre. Il semble que, par instans du moins, le désir du bonheur soit balancé dans le cœur de l’homme par je ne sais quel amour violent de la souffrance volontaire. C’est une distinction dont on fait gloire, qui nous met hors de pair, et il nous plaît quelquefois de remplacer les douceurs de la vie par les voluptés de l’orgueil. Ces règles, ces pratiques rigoureuses sont d’autant plus facilement acceptées, qu’elles sont prêchées par une religion qui promet à ses adhérens que toutes les joies auxquelles ils auront renoncé leur seront rendues un jour au centuple, et le mahdi enseignait que la fin du monde était proche, que quiconque aurait vécu dans la pauvreté serait gorgé de plaisirs après sa mort, qu’en arrivant à la porte du ciel, ceux qui auraient donné leur sang pour la sainte cause du mahdisme verraient accourir au-devant d’eux quarante délilieuses houris.

Quand on croit à la fin prochaine du monde, on ne s’occupe pas de