Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui les plus belles captives et toutes les petites filles qui promettaient. Les belles Égyptiennes sont un luxe qui en appelle d’autres à sa suite ; il prit le goût de tout ce qui amuse et réjouit les yeux, de tout ce qui flatte les sens et la chair.

Cet homme qui avait prêché dans les villes comme dans les campagnes le mépris des plaisirs, les austérités, les rigueurs de l’abstinence, ne portait plus que de riches vêtemens. Il employait ses prisonnières à frotter son corps d’essences précieuses et surtout d’un parfum préparé avec le bois de sandal, et quand il sortait de son palais, il embaumait l’air autour de lui. La cour de son harem regorgeait de petites Turquesses, d’Africaines noires comme l’encre, d’Abyssines au teint cuivré, et il n’y avait pas une tribu du Soudan qui ne fût représentée dans ce monde de concubines, que gouvernait à l’aide de ses espions l’épouse principale, la redoutable et redoutée Aïscha.

Deux étrangers assistèrent au lever du mahdi trois semaines avant sa mort. On était en plein ramadan, dans la saison du jeûne et des prières. Des milliers de derviches entassés dans la mosquée attendaient que le maître vînt prier pour eux et leur annoncer la loi du Seigneur, et le maître, enfermé chez lui, sommeillait mollement étendu sur un tapis magnifique ; un oreiller de brocart soutenait sa noble tête recouverte d’un takia en soie brodée. Plus de trente femmes l’environnaient, les unes l’éventant avec de grandes plumes d’autruche, les autres lui frottant les pieds ou lui chatouillant les mains, tandis qu’Aïscha, couchée auprès de lui, le tenait enlacé dans ses bras nus. Les dévots s’impatientaient, l’appelaient à grands cris ; pour les calmer, on leur annonça qu’il était plongé dans une sublime extase et qu’il leur envoyait sa bénédiction. Il daigna pourtant se réveiller ; ses femmes l’aidèrent à se mettre sur son séant, à chausser ses sandales rouges, et le conduisirent dans le cabinet très saint où il faisait ses ablutions. Quand elles rentrèrent dans la chambre à coucher, leur premier soin fut de baiser frénétiquement les traces qu’avaient laissées ses pas et de boire l’eau dont il s’était lavé. Ses ablutions terminées, il reparut dans sa gloire, et, s’étant incliné devant lui, son fils Bashra lui demanda la permission de porter une bague qu’on venait de lui donner. Mais le mahdi, s’avisant de la présence des deux étrangers, lui répondit, d’un ton grave : « Mon fils, les Turcs seuls portent de tels ornemens, parce qu’ils aiment les choses de ce monde ; nous autres, nous n’aimons que celles qui ne périssent point. »

Cet extatique si rapidement transformé en voluptueux, ce prophète maigre et hâve qui acquit en peu d’années un prodigieux embonpoint et qui, pour employer l’expression anglaise, est mort d’uxoriousness, c’est-à-dire d’avoir trop de femmes à aimer, avait désigné longtemps d’avance son successeur dans la personne du premier de ses khalifes,