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tombeau magnifique, dont les matériaux, bois et pierres de taille, furent pris à Khartoum et dont la coupole, assure-t-on, est visible à trois jours de marche d’Omdurman. Il prétendait être en communication avec lui, et il racontait dans la mosquée que, ravi au troisième ciel, il y avait vu le mahdi conversant avec le prophète Élie au teint hâlé, aux rudes manières, et avec le prophète Jésus, blanc et doux comme la laine d’un agneau. Il ajoutait que ces grands personnages lui avaient fait le meilleur accueil, et qu’il se sentait si heureux dans leur compagnie qu’il avait demandé à ne plus quitter le ciel, à ne plus redescendre sur la terre, pour y gouverner un peuple au col raide, qui lui marchandait son obéissance. Mais le mahdi avait relevé son courage, s’était engagé à lui venir en aide, après quoi on l’avait présenté à Dieu lui-même, qui avait paru charmé de faire sa connaissance.

Les vrais musulmans goûtèrent peu ce récit, qu’ils déclaraient à la fois absurde et blasphématoire. Mais ce n’était pas à eux que s’adressait Abdullah ; il parlait pour les simples, il tenait à leur persuader que le mahdi revivait en lui, et du même coup, pour leur être agréable, il révoquait toutes les lois, tous les décrets de cet austère réformateur. Il les laissait libres de faire revivre leurs vieux usages, les vieilles mœurs, les antiques coutumes, les cérémonies et les fêtes d’autrefois. Il autorisait leurs femmes à porter des bijoux, à chanter, à danser ; il leur permettait à eux-mêmes de s’amuser comme jadis à des jeux de hasard et de préparer en secret des boissons fermentées. En un mot, il ne laissait subsister le mahdisme que de nom, et il en revenait par degrés au vieux système de gouvernement tel qu’il se pratiquait en Égypte et en Turquie. S’il l’eût osé, il eût renoncé à tous les titres dont il avait hérité, et se serait fait proclamer sultan. Peut-être fera-t-il un jour ce pas décisif, et selon toute apparence, ses sujets ne lui en voudront point : ils sont dégoûtés pour longtemps des prophètes puritains, qui préparent l’avènement du Seigneur en faisant prendre chaque année à la terre un bain de sang.

Les Anglais se plaisent à dire qu’une des raisons qui les obligera, malgré eux, à occuper longtemps encore l’Égypte est la nécessité de la défendre contre les entreprises du nouveau mahdi. De temps à autre ils font courir le bruit qu’Abdullah fait des préparatifs militaires, qu’avant peu l’armée des derviches se jettera sur Koroskoou Souakim. Ils ne trouveront dans le récit du père Ohrwalder rien qui justifie leurs audacieuses assertions. Cet homme bien informé convient qu’au début de son règne Abdullah caressait des rêves de conquête, qu’il s’était promis de prendre Le Caire et l’Abyssinie. Mais les défaites qu’ont essuyées ses troupes à Toski et à Tokar ont suffi pour le dégriser. Il est devenu sage, il ne pense plus qu’à garder ce qu’il a, à organiser le Soudan, à le convertir, au profit de sa famille, en sultanat héréditaire,