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Revenons aux faits. Nachette est donc mis à la porte, tandis que son article court Paris. Demailly furieux se précipite au bureau du journal. Il n’y rencontre plus Nachette, mais il y est rejoint par Marthe, prise de remords, qui tombe à ses genoux et implore son pardon. Comme il le lui refuse, elle se relève et l’insulte odieusement, en cabotine. Lui alors, ivre de colère, se précipite sur elle, la saisit à bras-le-corps et fait mine de la jeter par la fenêtre. Mais il se ravise et se borne à la chasser par la porte. Elle sort et va rejoindre Nachette.

Et au dernier tableau, nous la retrouvons chanteuse et danseuse de café-concert. Charles cependant est devenu fou ; puis de longs soins l’ont guéri à moitié, mais à moitié seulement. Or, un soir d’été, le vieil ami qui s’est fait son gardien ayant eu l’idée malencontreuse de l’emmener dîner aux Ambassadeurs, le malheureux voit sa femme, l’entend et il en meurt.

Voilà le squelette de la pièce, et sur ce squelette il n’y a pas grand’ chose. « Ces deux romans, écrivait naguère M. Jules Lemaître, de Charles Demailly et Manette Salomon, ces deux romans, qui ont chacun quatre cents pages, pourraient, si l’on gardait seulement le récit, n’en avoir qu’une cinquantaine. » Ce doit être avec ces cinquante pages-là qu’on a fait la pièce et sans doute c’est dans les trois cent cinquante autres qu’est le meilleur du roman, l’analyse des caractères et l’étude « du milieu, » journalisme et théâtre. Serrons le sujet de plus près encore que nous ne l’avons fait en le racontant. Le voici, toujours suivant M. Lemaître : « Charles Demailly, homme de lettres, épouse par amour une actrice, Marthe, petite personne jolie, sotte et sèche, qui le prend en haine, le calomnie, le torture dans son cœur et dans son honneur et le précipite enfin dans la folie incurable. » Au Gymnase, que nous montre-t-on de tout cela ? Charles Demailly, homme de lettres ! Je veux bien qu’au premier acte, chez le héros et ses camarades, on aperçoive quelques traits de ce caractère, mais quels traits ? Les plus connus et surtout les plus convenus. Comment des personnages des de Goncourt, ces écrivains « modernes » par excellence, tiennent-ils des propos aussi arriérés sur l’incompatibilité de l’amour, du mariage, avec l’art et la littérature ? Cela sent furieusement la « gendelettrie, » comme on dit maintenant, d’un mot aussi affreux que la chose. Et cette affreuse chose est partout dans le premier acte, où se débitent avec importance des sentences comme celles-ci : « La femme est l’erreur de l’homme, » ou comme cette autre, moins poncive à coup sûr, mais en revanche plus obscure : « La femme qui n’aime pas la musique et l’homme qui l’aime sont deux êtres incomplets. » Est-ce là encore cette fameuse « écriture artiste, » dont j’entendis toujours louer les frères de Goncourt, non moins que de leur modernité ?

Encore moins que l’homme de lettres nous voyons en Charles