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compatissante, des êtres de choix se courbant un peu, oh ! très peu, devant la vie, et la nécessité ployant, ne fût-ce que d’une ligne, mais d’une ligne enfin, des consciences qui se croyaient inflexibles. Gens de bien nous donnent le même spectacle. Ici encore M. Denier a pour ainsi dire fait passer des rides sur des âmes claires et dormantes comme certaines eaux.

Oui, les bonnes gens vivaient endormis dans l’ombre étroite de leur vertu. Ils se sont réveillés au choc de la réalité. D’abord ils ont appris que leur fils avait fait une faute, comme ils diraient presque en leur dévot langage, et si plaisante que soit leur désillusion, n’y saurait-on trouver, en tâchant de la sentir comme eux, quelque chose de respectable et pour un peu je dirais de touchant ? Au moins, que la faute soit réparée ainsi qu’elle peut, qu’elle doit l’être, fût-ce au prix de l’intérêt, du bonheur même, voilà chez Dubreuil le cri spontané de la conscience et de la logique morale. Toute la valeur de la comédie consiste dans le désaveu progressif de ce premier mouvement, désaveu conseillé par la faiblesse sans doute, mais imposé aussi par la raison, par le devoir pratique, lequel ne saurait toujours être le devoir absolu. il est certain qu’on n’épouse pas Léontine, l’eût-on séduite, eût-on d’elle un enfant, et je doute que Mme Aubray elle-même poussât son fils à cet hymen, après avoir fait la connaissance de l’étonnante famille Sureau. Adrien d’ailleurs n’est-il pas engagé aussi envers Suzanne Herbelot ? La jeune fille l’aime profondément, elle ne soupçonne rien de l’aventure, et les droits de la fiancée peuvent paraître opposables, préférables peut-être à ceux de la maîtresse, d’une maîtresse surtout comme la pauvre Léontine ; qui ne revendique rien, qui s’efface et se sacrifie. Sans doute, mais tout cela n’empêche pas qu’il y ait eu faute de la part d’Adrien, et de cette faute, en n’en poursuivant pas jusqu’au bout la stricte réparation, les pauvres parens se sentent vaguement complices ; dans une très petite mesure, ils le sentent aussi, une mesure raisonnable et commandée, mais commandée par la vie, les conventions, ou du moins les convenances sociales, lesquelles ne sont pas la loi supérieure et peut-être la contredisent. Le dernier acte contient une scène délicieuse, où les bons Dubreuil, assis à côté l’un de l’autre, mettent en commun leurs scrupules décidément vaincus. Ils se rendent compte, avec un malaise ingénu, qu’après quarante ans d’intransigeance morale, ils viennent de transiger pour la première fois. Ils avaient certes toutes les excuses du monde pour reculer devant un trop rude devoir ; ce recul pourtant suffit à les troubler, et toujours ils garderont au fond du cœur un peu de gêne, un de ces plis légers que marque parfois la vie sur les âmes parfaitement unies, et qui jamais ne s’efface.

Voilà ce qui nous plaît chez M. Denier : c’est la justesse et la