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246 REVUE DES DEUX MONDES.

— C’est pour cela qu’aucun parti ne s’est présenté, on craint de s’exposer à un refus presque certain... Mais nous nous amusons ; passons, passons, arrivons à la cadette des demoiselles Brogues. Je ne vous demande pas pourquoi mon fils en est amoureux, puisque vous croyez que l’on ne sait pas pourquoi l’on aime. Vraiment, elle n’est pas jolie. Oh ! ne me dites pas qu’elle est jolie. On voit des figures comme celle-là sur les paravens, c’est une petite Chinoise.

— Je la trouve plus Japonaise que Chinoise.

— Oh ! qu’elle vienne de la Chine ou du Japon, nous n’allons pas disputer là-dessus. Vous êtes un peu chicaneur, monsieur Tristan. Ce qui me paraît absolument certain, c’est que je la trouve désagréable et fort mal élevée ou plutôt pas élevée du tout. C’est une étourdie, c’est une folle ; elle n’a point de tenue, aucun sentiment des convenances. Quand je l’ai vue pour la première fois, elle avait six ans, et elle venait de grimper au haut d’un pommier ; je l’ai priée d’en descendre pour me toucher la main ; savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? Elle m’a tiré la langue... Vous la tire-t-elle quelquefois, monsieur Tristan ?

— Jamais, madame. C’est une habitude dont elle s’est défaite.

— Peut-être ; mais quatre ans plus tard, elle est entrée dans le salon de sa mère les bras nus, n’ayant sur son petit corps qu’une jupe, une chemise et un corset. C’était le premier qu’elle portait. Il y avait là un vieux monsieur à lunettes d’or ; elle l’a priée de la lacer.

— Encore une habitude à laquelle elle a renoncé. Si votre calcul est juste, elle avait alors dix ans, et je vous certifie qu’aujourd’hui...

— Elle en avait quinze bien comptés quand je l’ai vue jouer au crocket. Elle avait un joli chapeau tout neuf, qui, deux ou trois fois, se permit de lui tomber sur les yeux ; au lieu de l’assujettir avec une épingle, elle l’arracha de sa tête, le roula en pelote et le foula sous ses petits pieds chinois ou japonais, si vous l’aimez mieux. Vous m’avouerez qu’une jeune fille capable de piétiner son chapeau n’est pas faite pour rendre mon fils heureux, ni pour contribuer beaucoup à mon propre bonheur, car je ne pense pas que mon fils ait l’intention de me quitter ; il faudra que ma bru tâche de s’entendre avec moi... Après cela, il est possible que cette petite fille ait ses qualités. On m’assure qu’elle a une certaine drôlerie dans l’esprit, que je la trouverais facilement amusante ; mais si elle m’amusait un quart d’heure par jour et me désobligeait le reste du temps, elle finirait par ne plus m’amuser du tout... Enfin, que voulez-vous ? quand mon fils me parle de M lle Monique Brogues, je la vois toujours ou sur son pommier, ou en corset, ou piétinant son chapeau... Et maintenant, dites-moi en toute fran-