Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/256

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

250 REVUE DES DEUX MONDES.

— Est-il vrai que vous n’ayez pas envie de vous marier ?

Je craignais que Sidoine ne profitât d’une si belle occasion pour lui exposer tout au long ses théories sur le mariage. Mais elle se contenta de répondre en souriant :

— L’envie m’en viendra peut-être quand j’aurai perdu le goût de discuter.

— C’est-à-dire quand il ne sera plus temps d’y penser. Croyezmoi, ma chère, ne discutez plus, mariez-vous.

Au même moment, M me Brogues arriva. Les deux femmes restèrent une minute à se regarder. On ne pouvait se ressembler moins : d’un côté, une élégance exquise, la souplesse du corps et de l’esprit, des grâces mélancoliques, la fantaisie, une imagination inquiète et tourmentée, à qui le bonheur ne pouvait plaire s’il n’avait pas la figure d’un roman ; de l’autre côté, une robuste et incorruptible vertu, un gros bon sens, une orgueilleuse sagesse un peu bornée et assez brutale, un profond mépris non-seulement pour les réputations douteuses, mais pour toute créature humaine qui se gouvernait par d’autres principes que ceux de M me Monfrin, née Isabelle Wickson. Après que les yeux d’agate eurent échangé quelques propos muets avec les yeux veloutés, ces deux femmes si dissemblables entrèrent au salon, où personne ne les suivit. L’entrevue ne fut pas longue ; elles savaient l’une et l’autre ce qu’elles voulaient et ce qu’elles avaient à se dire, et elles n’avaient pas perdu une seconde à chercher leurs mots. Lorsqu’elles sortirent, la figure de M me Brogues exprimait un plaisir sans mélange, M me Monfrin avait l’air d’une personne qui vient de faire quelque chose qui lui coûtait beaucoup, mais qui se réconcilie avec sa vertu parce que sa belle action n’aura pour elle aucune conséquence fâcheuse. Elle ne partit pas sans m’ avoir donné une vigoureuse poignée de main, en me caressant du regard. J’avais décidément gagné son cœur.

M. Brogues rentra une heure avant le dîner, et chose très insolite, sa femme alla le trouver dans sa chambre, où elle demeura enfermée avec lui jusqu’à ce que la première cloche eût sonné. Pendant le repas, il ne fut question de rien. J’épiais Monique à la dérobée, et je lisais sur son visage qu’elle avait tout deviné et pris une résolution dont personne ne la ferait revenir.

— Un vent d’orage soufflera bientôt sur cette maison, pensai- je. Mais elle aura le dernier mot, ce rocher résistera à tous les assauts.

Dès que nous eûmes passé au salon :

— Et maintenant, s’écria M. Brogues d’un air de belle humeur, asseyons-nous en demi-cercle et soyons graves ! Nous devons tenir ce soir un conseil de famille.

Je me disposais à me retirer ; il me retint par le bras, en me disant :