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LE SECRET DC PRÉCEPTEUR. 273

Je ne descendis de ma chambre que vers midi, et je trouvai au salon Sidonie, occupée à parcourir un article de revue. Elle m’apprit que sa mère avait la migraine. Je lui demandai si elle l’avait vue.

— Non, me dit-elle. Gomme j’allais frapper à sa porte, j’ai rencontré Mathilde, sa femme de chambre, qui s’en allait à Épernay pour faire je ne sais quelles commissions dont sa maîtresse l’avait chargée. Elle m’a empêchée d’entrer, en me disant que maman garderait le lit tout le jour et désirait ne voir personne.

Puis, ayant rouvert la revue qu’elle tenait à la main :

— L’auteur de l’article que je lisais, me dit-elle, cite un passage de Fénelon qui me semble fort remarquable et qui est ainsi conçu : « L’aliment, qui était un corps inanimé, entretient la vie de l’animal et devient l’animal même. Les parties qui le composaient autrefois se sont exhalées par une insensible et continuelle transpiration. Ce qui était il y a quatre ans un tel cheval n’est plus que de l’air ou du fumier. Ce qui était alors du foin ou de l’avoine sera devenu le même cheval si fier et si vigoureux ; du moins il passe pour le même cheval, malgré ce changement insensible de sa substance. »

— On ne peut, lui dis -je, mieux penser ni mieux dire.

On vint nous avertir que nous étions servis ; nous déjeunâmes tête à tête, face à face, et jusqu’au dessert nous causâmes métaphysique. Le passage qu’elle m’avait lu lui avait fait une profonde impression, et en ayant conclu que ce qui était de laiarine et de la viande était destiné à devenir la substance de M lle Sidonie Brogues, c’est-à-dire d’un animal bien plus fier encore et plus noble que le plus beau pur sang, elle traitait son pain, me sembla-t-il, avec plus d’égards et mangeait son beefsteak avec plus de respect.

Après le café, je remontai chez moi pour continuer ma besogne du matin. Je commençais à clouer une de mes caisses quand, vers trois heures, je m’entendis appeler. Je courus à ma fenêtre, et je vis Sidonie, qui me cria :

— Descendez, je vous prie, monsieur Tristan, j’ai besoin de vous.

Je me hâtai d’obéir, et pour la première fois je la trouvai inquiète, anxieuse, agitée.

— Tout à l’heure, me dit-elle, je cherchais Mathilde pour lui demander des nouvelles de maman. Le valet de chambre m’a dit qu’elle n’était pas encore de retour. Gela ne vous paraît-il pas bien singulier ?

tome cxv. — 1893. 18