Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/285

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 279*

descendus, on nous remit une dépêche par laquelle M. Brogues, . retenu par ses affaires plus longtemps que de coutume, nous priait de nous mettre à table sans lui. Nous dînâmes, elle et moi, comme nous avions déjeuné, seul à seule et face à lace. On aurait pu nous prendre pour deux jeunes époux, dont la lune de miel est entrée dans son dernier quartier et qui ont remplacé l’amour par un sentiment beaucoup moins vif, mais plus solide et plus durable. Nous avions une sincère amitié l’un pour l’autre, et ces heures d’angoisse pendant lesquelles nous ne nous étions pas quittés, ces émotions pénibles ressenties en commun, nous avaient encore rapprochés. Mais nous étions tenus de nous surveiller beaucoup et de ne pas dire un mot du seul sujet qui nous intéressât. Le domestique qui nous servait, ne doutant plus qu’il ne se fût passé quelque événement extraordinaire, était tout oreilles ; sa présence nous contraignait à ne parler que de choses indifférentes.

Nous étions sortis de table depuis près de trois quarts d’heure lorsqu’une voiture s’arrêta devant le perron.

— C’est mon père, me dit Sidonie en tressaillant.

C’était bien lui, et quelques minutes plus tard, nous le vîmes entrer au salon, l’air plus jovial que jamais et tenant à la main un panier couvert.

— Eh bien ! nous dit-il, où est ma femme ?

— Nous n’avons pas vu ma mère de la journée, lui répondit sa fille, qui se proposait de le préparer par degrés à la terrible nouvelle.

— Elle a donc aujourd’hui encore une de ses éternelles migraines ? C’est fâcheux, je voulais lui faire une surprise.

Il ouvrit son panier et en tira un petit carlin, dont il nous fit admirer le masque noir, le poil fauve et ras, le museau écrasé, la queue tortillée en spirale. Thérèse Mage s’étant accusée de mensonge et de calomnie, il regrettait vivement d’avoir fait une scène et d’iniques reproches à sa femme. Il s’était dit : « Elle paraît s’amender ; elle s’est occupée de marier Monique, et depuis que ce mariage est décidé, elle n’est plus ni indifférente, ni maussade, elle s’acquitte gaîment de ses devoirs et elle ressemble à une bonne mère de famille. Je lui ai fait tort, je lui dois une réparation. Le 5 décembre, je donnerai une fête qui sera pour elle, longtemps d’avance, une distraction agréable. En attendant, je lui donnerai un carlin. Elle en avait un qu’elle aimait beaucoup et qu’elle a perdu. Elle aimera l’autre, et par la même occasion, elle apprendra peut-être à m’aimer un peu. » Cet homme droit, bon et généreux avait, hors des affaires, une candeur d’âme, une simplicité d’esprit un peu rustiques, et il avait pour son malheur épousé une femme