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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 281

chagrin : « C’était donc vrai ! il n’y a plus à en douter ! » La seconde était un cri d’indignation : « Est-il bien possible qu’une femme quitte ainsi sa maison et ses enfans ! » Le troisième oh ! n’avait plus rien de tragique, et sûrement je ne me trompe pas en pensant qu’il voulait dire : « Il y a ici une place vide, qui me revient, et désormais j’aurai une maison à gouverner, sans avoir besoin de me marier ; c’est la seule consolation qui puisse adoucir mon chagrin. »

— C’est un affreux malheur, dit-elle, en refermant la lettre.

Je ne l’avais jamais vue pleurer, je découvris qu’elle pleurait comme personne ne pleure. De grosses larmes coulaient quatre à quatre le long de ses joues, sans que l’expression de son visage en fût altérée, sans qu’un seul de ses traits se déformât. Elle essuya ses yeux, et se jetant au cou de son père :

— Vous ne serez pas seul ; je suis là.

Puis, s’étant rendue maîtresse de son émotion :

— Que dois-je dire aux domestiques ? lui demanda-t-elle.

— La vérité ; dis-leur que ta mère est une drôlesse.

— Ahl monsieur, fis-je d’un ton de reproche.

— Elle avait un jour exprimé en ma présence, reprit-elle, le désir de se retirer quelque temps dans une maison religieuse après le mariage de Mquette. Je leur dirai que vous l’y aviez autorisée, que la voiture du couvent est venue la chercher, que vous aviez oublié de nous en prévenir.

— Et tu te figures qu’ils t’en croiront !

— J’exigerai qu’ils aient l’air de me croire et qu’en répondant à ceux qui les questionneront, ils répètent exactement ce que je vais leur dire.

— Et tu t’imagines qu’Épernay les en croira !

— Que nous importe ce que penseront les gens d’Ëpernay ? L’essentiel est qu’eux aussi, ils aient l’air de nous croire. Nous échapperons ainsi à de grands ennuis et aux humiliantes jérémiades des fausses pitiés.

— Va, ma chérie, va, ma sagesse et mon trésor, lui répondit-il en l’embrassant à son tour, et fais ce qu’il te plaira. Cette maison t’appartient, tu en es la souveraine et la maîtresse.

Elle ne m’avait jamais paru si admirablement belle. Le feu sombre que jetaient ses grands yeux bleus aux longs cils contrastait avec la blancheur mate de ses joues. Lorsqu’elle traversa le salon, fière et calme, redressant sa noble taille, on eût dit une jeune reine qui sent, pour la. première fois, sur sa tête le poids d’une couronne et qui la trouve légère.

Quand elle fut sortie, Iï. Brogues m’interrogea ; je lui racontai tout ce que je savais. Ses yeux étaient secs, mais aussi rouges que