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puisque son correspondant eût couru un grand péril à les communiquer au roi, sont encombrées de protestations de dévotion filiale. Il y demande à Dieu la grâce de pouvoir dire toute sa vie comme le grand dauphin : « Le roi, mon père ! » Par momens, triste, surmené de travail, tourmenté d’insomnies, de coliques et de fièvres, il croyait que Dieu exaucerait sa prière : « Je suis, pour ainsi dire, sûr de mourir avant le roi ! » Et certes, il en avait, comme disent les bonnes gens, plus peur qu’envie. Il ne se résignait pas à l’idée de ne pas régner. S’il s’empêchait « de penser aux grandeurs qui peuvent l’attendre un jour, » c’est parce qu’en y pensant « naturellement on ne peut s’empêcher de les désirer. » — « Naturellement ! » Voilà le mot juste et terrible. À ce fils de roi, à la fois tout près et si loin des grandeurs, l’attente était longue naturellement, et d’autant plus qu’il avait devancé l’avenir non point par des rêves vagues, mais par des desseins précis ; dans ses méditations solitaires, si profondes, il avait régné son règne.

Le père avait employé sa vie à préparer les moyens du fils ; les préparatifs étaient terminés ; il n’y manquait plus rien : qu’attendait-il donc ?

Le père se cramponnait à la vie. Il aimait la royauté, comme un artisan son métier. Justement parce qu’il flairait, répandue autour de lui, l’idée qu’il ne durerait guère, parce qu’il était haï et devinait l’empressement de ses peuples à saluer une ère nouvelle, il était jaloux de son fils jusqu’à la souffrance. Un soir du mois de janvier 1740, quelques mois avant sa mort, il avait convoqué à la tabagie les généraux et les colonels de la garnison de Berlin. Il était de bonne humeur et prenait part à la conversation qui était fort animée. Tout à coup, entra le prince royal, qui arrivait de Ruppin, où il avait été voir son régiment. L’assistance, d’un mouvement unanime, se leva, mais c’était une règle de la tabagie que personne ne se levât, même pour le roi : — « Asseyez-vous, au nom du diable ! » cria le roi, qui se fit porter hors de la salle, vomissant des injures sur ces adorateurs du soleil levant. Arrivé dans sa chambre, il envoya l’ordre à la compagnie de sortir du château et de n’y plus reparaître. Il y avait là des hommes considérables, comme le duc de Holstein et le général Schwérin, qui firent porter au roi les protestations de leur attachement à sa personne et l’assurance qu’on avait été fort éloigné de vouloir manquer à sa majesté par ce mouvement involontaire qui avait suivi l’entrée du prince royal. À cet humble message, le roi répondit par l’ordre de se retirer sans tarder ; sinon il trouverait bien les moyens de faire place nette. Quelques jours après, en pardonnant au duc de