Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/301

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sobre et vertueux se lève de table, non par dégoût et par ennui, mais comme satisfait de ce qu’il y a pris. »


III

À l’heure même où se tenait cette conversation, un courrier expédié à Rheinsberg annonçait à Frédéric que l’heure était proche, et qu’il fallait qu’il se hâtât de venir, s’il voulait trouver son père vivant. Ce n’est pas le roi qui avait envoyé ce message. Il avait écrit l’avant-veille à son fils une lettre affectueuse, il préparait la transmission du règne : un de ses ministres s’était rendu par son ordre auprès du prince, pour lui parler finances ; deux autres étaient chargés de lui rapporter l’état des affaires extérieures ; mais il ne semble pas qu’il ait désiré voir Frédéric. Celui-ci savait la gravité de l’état de son père. Il tenait Voltaire au courant de la maladie dans des lettres où l’on trouve des « bagatelles en vers » à côté de lamentations sur « les souffrances du roi, » et, après un programme de gouvernement, le regret de quitter les douceurs de la vie privée. Pour être plus exactement informé, Frédéric s’était mis en correspondance avec Eller. Il lui exprimait l’espoir que cette alerte passerait comme les précédentes : « J’avais fait fond de passer ici tranquillement et en toute liberté cinq ou six semaines, et, tant par rapport au roi que par rapport à moi-même, je serais bien fâché de voir mes plans dérangés. » Souffrant lui-même, il profitait de l’occasion pour consulter Eller sur la façon de soigner sa rate et son foie, monsieur mon foie, comme il disait : « Ma santé est un point où je vous avoue que je suis fort sensible, » et il répétait que le roi se tirerait d’affaire une fois encore. Il ne le croyait pas pourtant, puisqu’il écrivait à sa sœur pour la préparer à la mort prochaine de leur père, et la prier de ne point s’en troubler : « Tenez-vous tranquillement et ne vous chagrinez pas trop, car, ces choses faites, il n’y a pas de remèdes. »

Le 28 au matin, il se mit en route, et d’un tel train qu’il faillit abîmer son attelage dans les mauvais chemins entre Rheinsberg et Ruppin. Arrivé à Potsdam, il vit une foule rassemblée sur la place de la Parade, et au milieu de laquelle il reconnut son père. Le roi s’était fait porter là et regardait poser la première pierre d’une maison qu’il faisait bâtir pour un maréchal-ferrant anglais, dont il appréciait fort le savoir-faire. Sans doute le cœur du prince battit à tout rompre en ce moment : il venait sans être appelé ; quel accueil l’astre redoutable qui s’éteignait allait-il faire au soleil levant ? Le roi tendit les bras à son fils qui s’y jeta en pleurant.