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dernière marque de son amitié. Dessau désigna un cheval : « Vous prenez le plus mauvais, lui dit le roi, » et, lui montrant un autre : « Prenez celui-là ; il est bon, je vous le garantis tel. » Il commanda de harnacher les chevaux, et, s’apercevant que les palefreniers mettaient une selle de velours bleu avec une housse jaune : « Ah ! dit-il, si je me portais bien, comme je rosserais mes palefreniers ! » Il dit à Hacke, au grand et brutal Hacke, qui avait l’habitude de ces commissions : « Hacke, descendez et rossez ces misérables ! »

L’assemblée était enfin complète. Le roi fit approcher le prince royal, qui s’assit, pendant que l’assistance demeurait debout. Incapable de se faire entendre, il pria Bredow, le major de son régiment, d’annoncer qu’il remettait à son fils son royaume, son électoral ses États, son trésor et son armée, et qu’il chargeait le ministre Podevils de notifier l’abdication aux cours étrangères ; mais, comme Podevils faisait remarquer qu’il était nécessaire que l’acte en fût dressé et signé par le roi, celui-ci, sans répondre, commanda qu’on le menât dans sa chambre. Que signifiait donc cette cérémonie et quelle en était l’intention ? Frédéric Guillaume voulut-il prouver à Dieu qu’il était en effet détaché de son royaume, tout en se réservant d’annuler, d’un mot, cette déclaration verbale, s’il guérissait ? Le refus de signer l’acte donne à penser qu’il rusait peut-être avec Dieu lui-même. Mais plutôt il se donna la satisfaction de voir commencer le règne nouveau, car il ordonna au prince d’aller travailler dans son cabinet avec un des ministres, et sans doute, il se dit : Il y a quelqu’un là, et la machine ne s’arrêtera pas.

Dans sa chambre, il s’évanouit. Cochius rappelé récita les dernières prières à voix si haute que le roi, revenant à lui, le pria de ne pas crier si fort. Tout à coup, il se souvint que la livrée de ses domestiques venait d’être renouvelée. Il fit comparaître tous ses gens, et voyant leurs habits neufs qui, pourtant n’étaient guère magnifiques, il soupira : « O vanité ! vanité ! » Il interrogeait son chirurgien qui lui tâtait le pouls ; il discutait avec lui ; et, les yeux fixés sur un miroir, il se regardait attentivement mourir. Enfin on l’entendit prononcer ces paroles : « Je suis déjà mort, » sur quoi M. Cochius lui appliqua ces paroles du Seigneur à ses disciples : « Quand vous verrez ces signes, réjouissez-vous, car votre délivrance approche ! » Alors le roi : « Seigneur Jésus ! je vis en toi, je meurs en toi ; tu m’es gain et dans la vie et dans la mort ! » Sur un signe d’Eller, le prince royal emmena la reine ; à peine étaient-ils sortis, le roi expira. Le nez aminci, la bouche resserrée, le froncement du sourcil et les ravines des rides autour de