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des dissidences, un schisme parmi les auteurs. Soudain se dresse contre eux un terrible adversaire, Beaumarchais[1], qui, le 27 juin 1777, réunit ses confrères et, de concert avec eux, fulmine un virulent réquisitoire. Mémoires contre mémoires, intrigues de tout genre se succèdent pendant trois ans : les comédiens objectent que les auteurs veulent les dépouiller, que leurs frais sont énormes, leur profession très ingrate, tandis que celle de leurs adversaires conduit à la célébrité, aux honneurs ; leurs avocats s’efforcent de traîner l’affaire en longueur, et Mercier est presque prophète lorsqu’il vaticine que « le corps dramatique n’aura pas l’esprit des savetiers assemblés[2]. » Trois arrêts successifs en 1780 ne satisfirent personne, et l’on continua de vivre sur le pied de guerre jusqu’à la révolution : du moins l’association fondée en 1777 subsistait et forçait la Comédie de compter avec elle ; beaucoup d’auteurs la mirent en interdit, portant leurs pièces, qui au théâtre de Versailles, qui à la Comédie italienne où on les traitait infiniment mieux, quelques-uns même aux forains : blocus assez rigoureux pour réduire l’assiégé à user de son privilège et enlever au théâtre de l’Écluze les Noces houzardes, de Dorvigny.

Acteurs et auteurs ont un maître, le public, dispensateur des bravos et des sifflets, de la célébrité et des chutes, tantôt débonnaire et tantôt féroce, qui, pareil au démos d’Aristophane, porte aux nues ses favoris et puis leur fait payer ses engouemens par de soudaines humiliations[3]. Mémoires, journaux, recueils du temps, rapportent à l’envi les sévérités et les empressemens du parterre, ses saillies et ses gaîtés, les traits de sang-froid, les audaces plus ou moins spirituelles de certains comédiens, Baron, Duclos, Dugazon, Legrand, Carlin, etc. À tout prendre, le vrai public se montre bon prince, et celui d’aujourd’hui ne supporterait guère des exclamations comme celle de la Duclos : « Ris donc, sot parterre, au

  1. Roscius recevait 900 francs par jour du trésor public. — Les comédiens donnent de temps en temps une représentation gratuite : le spectacle commence à midi ; charbonniers et poissardes occupent les deux balcons, les premiers sont du côté du roi, les dames du côté de la reine ; et Mercier, dans son Tableau de Paris, constate qu’ils applaudissent aux beaux endroits, tout comme l’assemblée la plus huppée. Après la pièce, acteurs et spectateurs fraternisent, dansent ensemble, et les comédiens jouent le parfait contentement, car il s’agit pour eux de se rendre ou de rester populaires.
  2. Voir sur Mercier : le Prince de Ligne et ses contemporains, 2e édition ; Calmann Lévy. Le célèbre excentrique était partisan du parterre debout et s’indignait fort qu’on l’eût fait asseoir. Depuis, disait-il, « il est tombé en léthargie. La communication des idées et des sentimens ne se fait plus sentir. L’électricité est rompue depuis que les banquettes ne permettent plus aux têtes de se toucher et de se mêler. Aujourd’hui le calme, le silence, l’improbation froide, ont succédé au tumulte. »
  3. Adolphe Jullien, les Spectateurs sur le théâtre ; Détaille, 1875 ; — Crébillon, Lettre sur les spectacles ; — Victor Fournel, Curiosités théâtrales ; — Grimm, Collé, Bachaumont, La Harpe, etc.