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n’est pas seulement cette faculté que l’acteur a de s’émouvoir lui-même, d’ébranler son être au point d’imprimer à ses traits, et surtout à sa voix, cette expression, ces accens de douleur qui viennent réveiller toute la sympathie du cœur, et provoquer les larmes de ceux qui l’écoutent ; j’y comprends encore l’effet qu’elle produit, l’imagination dont elle est la source ; non cette imagination qui consiste à avoir des souvenirs tels que les objets semblent actuellement présens, ce n’est proprement là que la mémoire ; mais cette imagination qui, créatrice, active, puissante, consiste à rassembler dans un seul objet fictif les qualités de plusieurs objets réels, qui associe l’acteur aux inspirations du poète, le transporte à des temps qui ne sont plus, le fait assister à la vie des personnages historiques ou à celle des êtres passionnés créés par le génie, lui révèle comme par magie leur physionomie, leur structure héroïque, leur langage, leurs habitudes, toutes les nuances de leur caractère, tous les mouvemens de leur âme, et jusqu’à leurs singularités spéciales. J’appelle encore sensibilité cette faculté d’exaltation qui agite l’acteur, s’empare de ses sens, l’ébranle jusqu’à l’âme, et le fait entrer dans les situations les plus tragiques, dans les passions les plus terribles, comme si elles étaient les siennes propres. L’intelligence, qui procède et n’agit qu’après la sensibilité, juge des impressions que nous fait éprouver celle-ci ; elle les choisit, elle les ordonne, elle les soumet à son calcul. Si la sensibilité fournit les objets, l’intelligence les met en œuvre. Elle nous aide à diriger l’emploi de nos forces physiques et intellectuelles, à juger des rapports et de la liaison qu’il y a entre les paroles du poète et la situation ou le caractère des personnages, à y ajouter quelquefois les nuances qui leur manquent, ou que les vers ne peuvent exprimer, à compléter enfin leur expression par le geste et la physionomie… »

Étudier un rôle pendant quinze et vingt ans, aller au palais entendre Gerbier, les avocats célèbres, amener sa parole aux accens propres à la situation du personnage, se promener seul, une heure avant de jouer sur la scène, afin de se remplir des fantômes de la tragédie, exécuter alors les premières conceptions tout en se livrant aux élans de sa sensibilité, puis, dans le repos, se rappeler les intonations et les gestes qui ont fait balle sur le public, souvent même, afin de les graver dans la mémoire, se répéter, en rentrant dans la coulisse, la scène qu’on vient de jouer, au lieu de celle qu’on va jouer, emmagasiner ainsi toutes les créations de la sensibilité et s’enrichir constamment sans rien perdre, ces procédés d’un Lekain, d’un Talma exigent des trésors de patience et d’empire sur soi-même. Le peintre Doyen disait à Collé, à propos de Lefèvre, auteur d’une tragédie de Cosroès : « Je pense comme vous ; vous lui