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pour aller vous habiller en procureur et en abbé. » — Préville serrant la main de son neveu : « Tu as raison, ne me quitte pas ; c’en est fait, je ne jouerai plus la comédie. » Il se retira à Beauvais, mais l’arrestation de la Comédie acheva de troubler sa raison ; en dehors de ses intimes, il ne reconnaissait plus personne, les autres étaient des agens chargés de le conduire au tribunal révolutionnaire. Un de ses amis imagina le stratagème suivant : « Vous êtes dénoncé comme contre-révolutionnaire, lui dit-il, mais le tribunal est tellement convaincu de votre innocence qu’au lieu de vous appeler devant lui, c’est ici, dans votre salon, qu’il se réunira pour vous juger. Apprêtez-vous donc à comparaître, et surtout, de la fermeté. » Préville, frappé de cette idée, prépare ses moyens de défense, consulte des avocats auxquels on a fait la leçon ; il prête l’oreille aux bruits de la rue, entend ces paroles prononcées par des affidés : Mémoire justificatif du citoyen Préville, l’ami, le père des pauvres, injustement accusé ! Au jour dit, il se présente et plaide sa cause devant des juges qui, à l’unanimité, le déclarent innocent. Il n’est pas coupable ! il n’est pas coupable ! répètent avec enthousiasme cent voix. On l’entoure, on l’embrasse, on l’acclame, et du coup les noires visions disparurent, tant et si bien qu’une dernière fois il reparut sur la scène, lorsque, rendus à la liberté, les comédiens rouvrirent enfin leur théâtre, et joua dans Mélanide, les Fausses confidences et le Bourru bienfaisant.

Une lettre inédite de Suzanne Brohan à M. Delaunay fournit d’intéressans détails sur Fleury, professeur au Conservatoire, et déjà au déclin de sa carrière[1].


Fontenay-aux-Roses, 18 may 1881.

Cher monsieur Delaunay,

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Nous avons parlé dimanche du célèbre Fleury que vous n’avez pu connaître, très heureusement pour vous… et pour le public. Eh bien, moi, je l’ai vu un jour qui fut pour moi comme un rêve, et dont le souvenir est resté un des plus chers de ma pauvre enfance. J’avais onze ans… Comme Lisette, « je parle de longtemps ! » Je venais d’être présentée au Conservatoire, et le bon M. Perne, alors directeur, m’avait fait inscrire pour la classe de M. Fleury. J’étais une enfant extrêmement timide. Le grand jour de l’audition arrive, le garçon de classe me désigne un banc où je vais m’asseoir. Ma mère se place derrière moi. La classe était au grand complet, et le fauteuil où vous professez

  1. M. Delaunay m’a gracieusement donné connaissance de cette lettre.