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celui-ci soit comme le plumage de l’oiseau. » Il a sans doute entendu dire que la Guimard se plaçait tous les matins devant son portrait à vingt ans, et là, étudiant les nuances et la théorie de la palette, un miroir d’un côté, de l’autre des pinceaux et des couleurs, elle refaisait à son visage les grâces, la jeunesse d’antan : de même il place sur un pupitre le portrait de Ramberg, et, à l’aide d’épingles noircies, de couleurs, il cherche à ressembler au roi de Prusse. Frappé de cette pensée qu’on se met en harmonie avec l’objet qui nous impressionne, qu’on est le miroir obéissant des choses pathétiques, il va plus loin encore, et le voilà rêvant de sièges, parlant à ses généraux, haranguant ses troupes et gagnant des batailles, jouant de la flûte, appelant son chat Alcmène du nom de la chienne favorite de son modèle ; enfin, il s’essaie aux échecs, parce qu’il arrive à considérer celui-ci comme un sublime mathématicien, comme un habile joueur d’échecs habitué à faire mat son adversaire. Le public battit des mains quand il vit les autres acteurs, Contât, Dazincourt, Raucourt dans le premier acte ; mais lorsque Frédéric II parut, ce fut comme une révélation, l’admiration éclata aux premiers mots, à son premier geste, et, à la fin de la pièce, Fleury recevait son baptême de grand comédien (1789) : le prince Henri de Prusse lui envoya une tabatière ornée de diamans et d’une miniature du roi, avec cette pensée en guise de compliment : Il y a de l’âme au fond de toutes les grandes choses. Cette fois Molé ne pouvait plus dire que la comédie fleurirait bien sans lui, car il commença à le remplacer dans les rôles de sa jeunesse, de telle façon qu’on ne l’oubliait pas assurément, mais qu’on ne le regrettait point. Est-il besoin d’ajouter que les opinions aristocratiques de Fleury, le talent qu’il montra dans l’Ami des lois et Paméla contribuèrent à sa longue détention en 1793-1794 ? Mais avant comme après cette éclipse forcée, et jusqu’en 1818, il demeura le précieux collaborateur de la comédie, et le public de la révolution, de l’empire, de la restauration, ne cessa de confirmer le verdict du public de l’ancien régime.

La révolution émancipa les comédiens et abolit leurs privilèges : déclaration des droits de l’homme, motions de Rœderer, de Clermont-Tonnerre en faveur des juifs, des acteurs et du bourreau, supplique des comédiens au président de la Constituante, leur cause combattue par Maury et par Lezay-Marnesia qui invoque l’autorité de Jean-Jacques, plaidée par Robespierre, Duport, Mirabeau, le décret du 26 décembre 1789 qui leur accorde la jouissance de tous les droits de citoyen, les déclare accessibles aux emplois civils et militaires. Ils se hâtèrent de les envahir avec l’enivrement de prisonniers délivrés qui marcheraient en tous sens pour se prouver à eux-mêmes leur liberté : Naudet est élu colonel de la garde