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comment de simples changemens de formes géométriques peuvent nous donner tantôt l’impression du chaud, tantôt celle du froid. Descartes n’a vu dans les choses que la grandeur extensive, c’est-à-dire leur forme ; il n’a pas vu la grandeur intensive, qui est au fond de toute qualité. Nos sensations ne supposent pas seulement des cadres géométriques où elles puissent se ranger ; elles offrent un certain degré d’intensité, qui implique une intensité corrélative dans leurs causes. La lumière du soleil est pour nous plus intense que la lumière d’une bougie ; le son du tonnerre est pour nous plus intense que celui d’un ruisseau ; une eau à cinquante degrés donne une sensation de chaleur plus intense qu’une eau à cinq degrés. Or, la qualité et l’intensité ne peuvent se ramener à la quantité pure, au nombre, à l’étendue, au temps et à leurs combinaisons mathématiques. Ce serait vouloir expliquer les choses par leurs contours, par leur nombre, leur place et leur durée, qui nous disent combien elles sont, où elles sont, quand elles sont, mais ne nous disent pas ce qu’elles sont. Savoir selon quel ordre des livres sont rangés dans une bibliothèque, combien il y a de volumes, de quelles dimensions et depuis combien de temps, ce n’est pas connaître le contenu de ces livres. Au monde étendu de Descartes manque un intérieur, quelque chose qui le vivifie. S’il n’y avait qu’étendue au dehors de nous, il n’y aurait rien que d’abstrait, et la nature ne se distinguerait point de notre pensée. La science peut se contenter, à la rigueur, d’un objet vrai, la philosophie demande un objet réel. Or, le réel, tel qu’il est et avec tout ce qu’il est, c’est indivisiblement le physique et le mental, dont Descartes n’a pas assez fait voir la radicale unité ; c’est le contenu entier de l’expérience (par lui trop dédaignée), où on ne distingue le mécanique du psychique que par un artifice analogue à la distinction entre la géométrie des surfaces et la géométrie des solides. Nous tranchons des morceaux dans la réalité, ou plutôt, ne pouvant entamer la réalité même, nous traçons par la pensée des lignes de division sur la réalité, et nous essayons ensuite d’établir des rapports entre les divers points de vue d’où nous envisageons les choses. Nous convenons, par exemple, de considérer le mouvement, abstraction faite de tout le reste, ou la conscience et « la pensée », abstraction faite de tout le reste ; puis, ayant oublié à la fin cette abstraction initiale, nous nous écrions, au bout de nos raisonnemens : « le monde pourrait s’expliquer mécaniquement et être complet sans la pensée ; » ou, au contraire : « le monde pourrait s’expliquer par la pensée et être complet sans le mouvement. » Mais la réalité ne connaît point ces abstractions : il faut l’accepter en bloc. Les lois du mécanisme ne sont qu’un filet où nous pouvons prendre telle et telle chose dans l’océan universel.