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même ville. Elle voit, autour d’elle, un incessant mouvement de locomotion et d’émigration, d’un État dans un autre, d’une ville dans une autre. Seuls, les possesseurs de fortunes solidement assises sont nominalement sédentaires, mais chez eux aussi l’instinct nomade prévaut. L’Europe les attire et ils s’y rendent avec une facilité dont l’Européen s’étonne, tenant pour non avenues les fatigues et les incommodités d’un voyage sur mer, franchissant l’Atlantique ainsi qu’un touriste le lac du Léman, dressant leurs tentes sur toutes les côtes et dans toutes les villes. Ainsi fait-elle, Anglaise à Londres, Française à Paris, à Nice ou à Cannes, Italienne à Rome, à Naples ou Florence.

En fait, elle est cosmopolite. Les liens qui l’attachent au sol sont très faibles, non moins faibles ceux qui l’unissent à son cercle de relations, à son milieu familial. De très bonne heure elle est imbue de l’idée que ce cadre, en ce qui la concerne, est provisoire, le résultat de circonstances adventices dans lesquelles sa volonté, son individualité, son moi n’ont aucune part ; qu’un jour viendra où ces facteurs entreront en jeu et qu’alors, mais alors seulement, elle sera appelée à décider. Pour cela, il importe qu’elle se dégage de tout parti-pris, de toute attache gênante, et que, dans les considérations qui détermineront son choix, elle-même et elle seule assigne à chacune d’elles son vrai rang, sa véritable importance. D’instinct, en sa qualité de femme, elle assignera d’ordinaire le premier rang à son inclination personnelle, à son cœur, puis à son ambition. Devant ces deux considérations-là, les autres s’effaceront ou, à tout le moins, ne seront que secondaires. Son éducation a développé ses facultés d’examen et fortifié le sentiment de sa responsabilité.

Et en tout ceci, elle diffère profondément de la jeune fille française, élevée autrement qu’elle, habituée à voir, avant tout, dans le mariage, une association d’intérêts et une émancipation de tutelle. Chez nous, le home est stable ; si notre langue n’a pas le mot, nous avons la chose. Autour de ce home stable, permanent, s’en groupent d’autres, alliés ou associés ; ils se soutiennent et mutuellement s’étaient, ils font partie d’une communauté, grande ou petite ville, dans laquelle chacun des membres de l’association collective a ses relations, ses occupations, ses intérêts, ses amitiés. Puis les liens de famille sont puissans ; on se tient et on se soutient. Dans ce milieu, la jeune fille française a vécu, grandi, observé ; elle est imbue des idées qui y dominent ; elle en connaît rarement d’autres ; son ambition, à elle et aux siens, se borne, le jour où elle se mariera, ou on la mariera, à ajouter un home nouveau à ceux déjà existant. Plus il sera proche de celui qu’elle