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bête de ruse, traquée par les bêtes de proie, fuyant d’un bout à l’autre de l’Europe devant les armées de la République et de l’Empire ; gagiste patenté de toutes les intrigues, tour à tour ou simultanément au service des Princes, de l’Espagnol, du Napolitain, du Russe, de l’Autrichien, de l’Anglais ; n’ayant jamais moins de deux maîtres, qu’il sert et trahit de chaque main ; officiellement sujet de puissances qui le renient, pensionné deci, delà, payé quelquefois, payant lui-même de sa plume, jamais de sa personne ; entassant avec une déplorable fécondité les plans, les mémoires, les brochures, les correspondances dont il harcèle les cabinets. Vie misérable où tout est louche, la nationalité empruntée, les travaux occultes, les services suspects ; tout, jusqu’à ce ménage où l’ancienne chanteuse ne prend que tardivement et avec gêne le nom de son mari. Elle vint le rejoindre à Lausanne dès 1790 ; au mois de décembre, le mariage fut béni en secret à Mendrisio, dans les bailliages italiens d’Cri ; cette bourgade avait été choisie parce que là, comme à Groslay, l’utile comte Turconi possédait une maison où habitèrent les nouveaux époux. Malgré la naissance d’un fils, d’Antraigues ne déclara leur union qu’après l’éclat de son arrestation à Trieste, en 1797.

On ne peut pas estimer ce Gil Blas de l’émigration ; mais il nous contraint d’admirer sa ténacité dans la lutte, ses ressources inépuisables, cette magie de l’alchimiste politique qui fait de la force, du crédit, presque du prestige avec rien. Rabroué vingt fois, il a des heures de triomphe ; des premiers ministres l’écoutent, le consultent ; des souverains, comme la reine Marie-Caroline, implorent son aide. Il nourrit par instans l’illusion qu’il fait marcher le monde, il la donne à ceux qui ont charge de mener l’Europe ; il inquiète Napoléon au lendemain d’Austerlitz. À plusieurs reprises, la piqûre incessante de ce moucheron arracha au lion quelques-uns de ses plus terribles rugissemens. À force de parler de ses « pouvoirs, » d’Antraigues finit par y faire croire ; le plaisant est qu’il persuade parfois ceux-là mêmes à qui il les demande vainement. Elle revient sans cesse dans sa correspondance, cette ironie de « pouvoirs » demandés à des prétendans qui n’en ont point, et qui les marchandent d’autant plus gravement ; on croit voir une ombre solliciter des ombres de lui accorder le néant. À défaut de pouvoirs réels, l’aventurier se rejette sur les signes menteurs qui en tiennent lieu : comme tous ses pareils, il est affamé de croix, de titres, d’uniformes, de toute la monnaie fiduciaire du crédit politique. Il a de plus son arsenal, une collection méthodique de petits papiers, des vrais, des faux ; il y trouve des armes pour faire réfléchir le général Bonaparte sur les soupçons qu’on pourrait inspirer au Directoire ; longtemps après sa rupture avec le