Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/467

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vint, la Leclerc vint aussi ; il était hors de lui, et deux fois il présenta le poing fermé à Berthier. J’étais tout ému, et Talleyrand aussi, mais Berthier souriait de colère et le planta là… Le secret a couvert cette incartade et bien d’autres. » — Scène toute pareille à Fontainebleau, une autre fois. Le maître est haï, mais on le sent nécessaire : toute la correspondance est pénétrée de ce double sentiment. — « Il n’y a plus d’esprit révolutionnaire, mais il y a la nécessité de tenir à la Révolution… Il n’existe peut-être pas le vingtième de la France qui voulût ce qui a été fait, mais il n’y en a pas mille qui voulussent détruire ce qui est… Les Bourbons, ou leur sont à charge ou leur sont à mépris ; ils n’en veulent pas ; Louis XVIII, ils le couvrent de boue. » — Berthier, au dire de l’Amie, « est convaincu qu’un Bourbon remontera sur le trône, et que cela ne peut aller à plus de quelques années. Mais il devient fol si vous lui parlez de Louis XVIII, et enragé. On ne peut pas revenir sur lui. Son frère est aussi méprisé. Les émigrés de l’Angleterre ont rendu Berry détestable en racontant sa vie crapuleuse et les excès de sa brutalité. Enfin Berthier m’a dit le mot, et j’en ai frémi ; il m’a dit : S’il en revient un, il n’y a que d’Orléans en état de régner dans toute la famille. Jugez si ce mot m’a effrayée. D’Orléans, le fils de l’assassin de la reine ! J’en frissonne encore ; mais il me l’a répété si souvent que je vois bien qu’il le pense… » — Voici un portrait de Joséphine, par cette même Amie : elle a le crayon peu indulgent. — « Tout a été placé de force dans sa tête, à force de l’entendre dire à Bonaparte… Elle vous dit quelquefois de ces phrases qui vous étonnent. On croit tenir le fil de quelque chose… Mais on est tout attrapé de voir qu’elle ne sent pas la force de ce qu’elle dit… On lui peut tout dire : il n’y a pas d’exemple qu’elle ait jamais rapporté un mot à son mari, jamais, jamais… Jamais elle n’a fait que parer les coups… Le ridicule est au-delà de toute croyance, et l’intempérance de propos une espèce de délire. »

Elle ressort bien de la correspondance, la gravité climatérique de cette année 1804, où les poussées de toutes les haines, de toutes les ambitions déçues, se coalisaient dans un effort désespéré contre celui qui allait ceindre la couronne. — « Ah ! le plaisant maître ! écrit l’Amie, qui depuis cinq mois ne dort jamais deux heures de suite. Vous croyez que je n’en sais rien ? Pardonnez, monsieur : je sais qu’il ne dort pas par la Bonaparte, qui meurt d’envie de dormir et n’en dort pas davantage. Depuis le mois de septembre, la frayeur de l’assassinat a redoublé. Il se fait garder la nuit par une garde inconnue, sous les ordres de Duroc seul. Cette garde que l’on ne voit pas est dans tous les cabinets, à toutes les portes des chambres où il est… Les portes sont barricadées,