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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 483

douze bouteilles de vin de Champagne, non de l’excellent vin que M. Brogues fabriquait pour le commerce, mais de celui qu’il appelait le jus naturel de ses vignes, vrai nectar qu’il réservait pour son usage particulier. J’invitai à dîner cinq ou six de mes anciens camarades d’école, et nous pendîmes la crémaillère, Ils étaient tous casés, ils semblaient satisfaits de leur sort et de leurs perspectives d’avenir ; ils ne laissèrent pas de trouver ce soir-là que le métier de précepteur de jeunes filles, dont ils n’avaient jamais ouï parler jusqu’alors, avait du bon. Ils firent fête à l’incomparable vin du propriétaire, et quand nous nous séparâmes, l’aube blanchissait déjà la façade du palais du Luxembourg. Deux heures auparavant, il avait été décidé que tout être pensant avait un secret, que chacun de nous dirait le sien, et chacun raconta une histoire plus ou moins édifiante. Quand vint mon tour, je déclarai que je n’avais jamais eu, que je n’aurais jamais de secret, que j’étais né pour garder à titre de dépôt celui des autres. On eut beau me presser de questions, me larder d’épigrammes, me mettre à la torture, on ne put m’arracher un mot. Je n’ai pas le vin bavard.

Monique ne m’avait pas écrit une seule fois, Sidoine au contraire m’écrivait chaque semaine à jour fixe ; les besoins de l’esprit sont permanens, la vie du cœur est un va-et-vient perpétuel. Les lettres de la jeune souveraine de Mon-Désir étaient fort affectueuses et souvent fort intéressantes, mais je les trouvais parfois un peu longues. 11 y avait toujours quelque question d’histoire littéraire, d’économie domestique, ou de morale transcendante qui lui paraissait l’affaire la plus essentielle du monde ; elle en discoursit copieusement, et je devais répondre point par point. En revanche, elle s’étendait peu sur d’autres sujets dont j’étais plus curieux, et quand elle m’avait dit : « Niquette se porte bien et vous envoie ses meilleures amitiés, » c’était tout.

— Et cette Niquette, demandera-t-on, y pensiez-vous souvent ? J’y pensais continuellement ; quelles que fussent mes occupations, elle se jetait à la traverse. Toutefois il me semblait à de certains momens que son obsédante image commençait à s’effacer, qu’il y avait un immense espace entre nous ; cette petite fille, deve nue la femme de M. Monfrin, ne m’apparaissait plus que dans un lointain obscur, toute petite et un peu vague, et je me flattais d’être en voie de guérison. Mais à d’autres heures, elle était tout près de moi, elle me regardait les yeux dans les yeux, je sentais son souffle effleurer mon front penché sur un livre, et elle me disait : « Quand on m’aime, c’est pour toujours. »

— Et les chères, les précieuses reliques que vous aviez rapportées d’une chambre en désordre, qu’en faisiez- vous ? — Un jour