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502 REVUE DES DEUX MONDES.

aurait appris avec plaisir que je m’établissais pour toujours en Champagne. Et au fait, eût-il lu dans mon cœur, il n’y aurait rien trouvé qui pût l’inquiéter. Je ne désirais rien, je n’espérais rien. Dans mes longs tète à tète avec Monique, j’étais heureux comme une fleur qui se chauffe au soleil ; il est vrai que la fleur était un chardon, mais les chardons ont leurs droits et leurs joies. La mienne était tranquille, j’éprouvais par instans de délicieuses langueurs, et il me semblait qu’un amour sans désirs et sans espérances est la félicité suprême. Si Monique m’avait demandé ce qu’elle pouvait faire pour me rendre parfaitement heureux, j’aurais imploré de sa pitié comme une grâce sans pareille la permission de m’accroupir à ses pieds, de poser ma tête sur ses genoux, de l’y laisser longtemps, de rester là, immobile, les yeux fermés, confondant ma vie avec la sienne et savourant une volupté d’ange. Mais un incident survint, et du jour au lendemain tout fut changé, l’état des choses et mon cœur.

Un après-midi, en revenant de Beauregard, je rencontrai dans une des rues d’Épernay M. le comte de Morane. Il m’avait écrit récemment pour me recommander un de ses neveux, qui avait du goût pour les recherches d’érudition et venait d’entrer à l’École des chartes. Je m’étais intéressé à ce jeune homme studieux, et j’avais eu l’occasion de faire quelque chose pour lui. Le comte m’aborda pour me remercier de mon obligeance. Nous nous assîmes sur la terrasse d’un café, et après qu’il m’eut demandé si j’augurais bien de l’avenir de son neveu, je m’empressai de lui demander à mon tour des nouvelles de sa famille, et je m’informai tout particulièrement de ce qu’était devenu son beau-frère, ce beau Ludovic, à qui je pensais quelquefois encore, quand je n’avais rien de mieux à faire. Il me répondit que le vicomte écrivait peu, que sa dernière lettre était vieille de deux mois, qu’il était alors en Égypte.

— Après quoi il est allé aux Indes, ajouta M. de Morane, car il est capable de tout. Je commence à croire qu’il ne quittera plus son yacht, et je crains que nous ne le revoyions jamais.

Il ne se doutait pas de tout le plaisir que j’éprouvais à le savoir au bout du monde. Avant de me quitter, il m’annonça qu’il avait fini de réparer son château d’Aï, qu’il se proposait d’inaugurer son nouveau hall huit jours plus tard en donnant un bal, et il me pria instamment d’honorer sa petite fête de ma présence. Dès le lendemain, je reçus une carte d’invitation.

M. Brogues et Sidonie n’avaient aucune envie d’aller danser à Aï ; depuis « l’heureux accident, » ils sortaient peu le soir. Mais à Beauregard on était dans de tout autres dispositions. Monique n’admettait pas qu’on dansât quelque part sans elle, et sa belle-