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508 REVUE DES DEUX MONDES.

mienne, qui, ayant considéré quelques instans ses joues pleines, son épais corsage et son nez carré, la pria d’ôterle gant de sa main droite. Puis, après un long et minutieux examen :

— Bien née, bien mariée, très heureuse en ménage, dit-elle de sa voix rauque. Mari commode, indulgent. Nous faisons la pluie et le beau temps ; mais nous sommes sage, nous n’abusons pas. Caractère doux, facile, et pourtant très obstiné. Nous voulons bien ce que nous voulons. Ah ! par exemple, nous avons un défaut, un gros défaut : nous avons la manie de marier les gens. Oh ! oui, nous sommes une grande marieuse.

On partit d’un éclat de rire, et on déclara d’une commune voix que cette chiromancienne était décidément fort sagace. On changea d’avis un moment après, lorsqu’elle ajouta :

— Ah ! nous ne réussissons pas toujours. Nous voudrions bien marier notre fils aîné, et il mourra garçon.

On rit de nouveau, mais cette fois à ses dépens. Elle ignorait donc que M me de Morane n’avait point d’enfans ! Si quelqu’un lui avait fait sa leçon, elle l’avait mal retenue et s’était perdue de réputation. Elle sentait bien elle-même qu’elle venait de faire une balourdise, et ayant examiné de nouveau la main potelée et grassouillette de la comtesse :

— Si vous n’avez pas de fils, peut-être avez-vous un frère que vous aimez comme un Benjamin.

— Où est-il en ce moment ? Il y a longtemps que je n’ai de ses nouvelles.

— Vous êtes malicieuse, ma petite dame ; on ne me trompe pas si facilement. Quand vous donnez une fête, m’est avis que vous l’y invitez.

Décidément elle savait mal son métier, elle faisait écoles sur écoles.

— S’il est ici, repartit M me de Morane, vous saurez sans doute le reconnaître. Parmi tous les jeunes gens qui nous entourent, en est-il un qui soit mon frère ?

Et lui en présentant plusieurs : — Est-ce celui-ci ? Est-ce celui-là ? demandait-elle.

La chiromancienne secouait la tête sans répondre. Tout à coup, s’apercevant qu’on la raillait, prise de colère, elle ramassa brusquement sa béquille et se retira en grommelant. M. de Morane courut après elle, la retint et dit à sa femme :

— Elle est susceptible, ma chère, et en vérité vous en usez trop familièrement avec les puissances diaboliques. Vous les mettez à l’épreuve, vous leur tendez des pièges. D’ailleurs, je crois qu’elle a dit vrai, qu’elle n’aura tous ses moyens que si on la consulte avec un peu plus de discrétion et de mystère. Si vous le voulez bien, nous