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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR.

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Sa remarque était juste, et j’avais été peut-être le premier à la faire.

XVIII.

Quand je lus pour la première fois Tristram Shandy, j’admirai le beau trait de l’oncle Tobie, qui, après beaucoup d’efforts, ayant fait prisonnière une mouche dont les obsessions avaient lassé sa patience, lui rendit aussitôt la liberté, en s’écriant : « Va, petite, où il te plaira ; le monde est assez grand pour nous contenir tous les deux.» Après avoir admiré cette généreuse action, j’étais rentré en moi-même, et m’étais dit que j’en aurais fait autant, que l’oncle Tobie et moi, nous avions été pétris du même limon. Je suis en effet d’une assez bonne pâte. La nature m’a maltraité, j’ai eu parfois à me plaindre des hommes, et j’ai pardonné leurs injustices aux hommes et à la nature, comme à toutes les mouches qui m’ont piqué. Si je n’avais jamais rencontré M. le vicomte de Triguères, je serais mort, je crois, sans avoir haï personne. Mais un méchant hasard l’ayant poussé sur mon chemin, il m’inspira dès la première heure une insurmontable aversion, et je découvris que les haines des débonnaires sont âpres et violentes. Quand il ne m’aurait fait aucun mal, je n’aurais éprouvé que de l’antipathie pour ce jeune insolent qui n’avait d’autre règle que ses passions et considérait toutes les femmes comme des jouets destinés à amuser son ennui. La destinée avait voulu qu’il devînt mon mauvais génie, le pire ennemi de mon repos et de ce maigre bonheur dont j’étais résolu à me contenter. Il y avait dans sa physionomie je ne sais quoi de menaçant et de fatal qui me causait de superstitieuses angoisses ; le signe cabalistique que la sorcière cachait sous son masque, il le portait gravé sur son front ; cet homme me faisait peur. Je l’avais cru au bout du monde ; je m’étais flatté qu’il y resterait, qu’il se noierait dans la mer des Indes et serait la proie d’un requin. Il ne m’avait point fait cette grâce, et à peine de retour en Europe, il était accouru à Épernay. Sans doute il méditait quelque entreprise, et toutes mes vieilles colères s’étant subitement rallumées, je me disais : « Il me tuera ou je le tuerai ; mais, moi vivant, il ne l’aura pas. » Le chien grinçait des dents ; il avait juré de défendre son os.

Le soir de ce même jour, M. Monfrin et sa femme étant venus dîner à Mon-Désir, je pris Monique à part, et j’engageai l’entretien en lui disant d’un ton grave :

— Serai-je plus heureux que votre belle-mère ? M’apprendrez-vous ce qui s’est passé entre M. de Triguères et vous ?

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