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518 REVUE DES DEUX MONDES.

Voilà le monde moderne ; mais nous sommes, nous autres, terriblement arriérés.

— Cependant, objecta M. Brogues, il y a encore des distances, puisque vous deviez aller aux Indes et que vous n’y êtes pas allé.

— Une affaire imprévue m’a rappelé en France, mais ce n’est que partie remise.

— Oh ! bien, monsieur, lui dit Sidonie, dès cette année vous pourrez voir l’Inde au Champ de Mars.

— Je n’aime pas la pacotille, répliqua-t-il dédaigneusement, et j’estime qu’il faut se donner un peu de peine pour voir les choses, que c’est le seul moyen de les bien voir. L’Exposition aura cette conséquence fâcheuse, que les Parisiens se croiront plus que jamais dispensés de voyager, et que d’autre part, grâce à l’affluence des curieux accourus des quatre coins du monde, six mois durant ils ne seront plus chez eux dans leur Paris. C’est ce qui m’a déterminé à venir dès le printemps en Champagne, et je compte y passer tout l’été.

Après nous avoir donné cette agréable nouvelle, il nous salua de nouveau, arrêta un instant ses yeux sur Monique, mais deux secondes au plus, puis il détacha son cheval, se remit en selle et s’en alla le front haut, comme il était venu.

— Les voyages lui ont fait du bien, dit Sidonie ; il me paraît plus sérieux qu’autrefois.

— C’est possible, lui répondit son père ; mais si jamais j’achète des vignes dans la Régence, je me procurerai d’autres renseignemens que les siens. J’aurais mieux fait, je crois, de le questionner sur les belles Juives de Tunis. Je le soupçonne de courir le monde, parce qu’il est un peu las des femmes blanches ; il veut faire connaissance avec les femmes noires et les femmes jaunes, et peut-être en découvrira- t-il de bleues.

Au retour, M. Monfrin ayant pris ma place dans le landau, je fis route dans la calèche, avec mes deux élèves. Jusqu’à notre arrivée, Monique ne prononça pas trois paroles. Ses longs silences et sa figure m’inquiétaient. Pâle, les lèvres serrées, le front crispé, elle avait le regard fixe, et j’avais vu se creuser entre ses sourcils le pli qui annonçait les tempêtes. Pour Sidonie, tout occupée de ses ophrys et de je ne sais quelle théorie que lui avait exposée son beau-frère, elle ne s’apercevait pas que sa sœur méditait un dessein, qu’un feu terrible couvait sous la cendre.

Pendant le dîner, Monique parut se calmer un peu. Elle écouta la conversation ; à plusieurs reprises, elle y plaça son mot. M. Brogues et Sidonie se retirèrent de bonne heure ; ils avaient une visite à faire dans le voisinage. Ils voulaient m’emmener ; je