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Le gigantesque, le démesuré, l’excès, vous obsèdent à chaque pas dans cette vision funéraire. Quelle hyperbole, par exemple, que ces arts « prisonniers de la mort » et rendant leur dernier souffle avec la disparition de Jules II, et que l’on est surpris de voir l’austère Buonarroti imaginer une flatterie si introuvable ! Souvenons-nous, d’ailleurs, que la nouvelle basilique de Saint-Pierre, la voûte de la Sixtine et les stances du Vatican, — les trois plus grands titres du pontife mécène devant la postérité, — ne sont pas encore de ce monde ! C’est aussi avant toute expédition de Bologne et de Mirandole que Michel-Ange célèbre les victoires et conquêtes du Rovere. « Le pape, — observe M. Heath Wilson, non sans malice, — n’a donc pas de secrets pour l’artiste ; il lui confie ses grands projets d’avenir, il est même tellement sûr du succès, qu’il se laisse proclamer dix fois vainqueur dans un dessin fait avant toute déclaration de guerre… » Peut-être bien qu’après tout, et sans autre confidence, l’artiste a seulement mieux pénétré le sens d’une bulle récente (10 janvier 1504) qui avait affirmé les droits imprescriptibles de l’Église contre les usurpateurs de ses domaines. Mais ces domaines arrachés à l’usurpation et recouvrés au nom du droit, pourquoi les représenter précisément en ennemis domptés, foulés aux pieds et mordant la poussière ? Pourquoi, en général, et en face de la mort, exalter uniquement la force, la domination, la gloire ; ne rien accorder à l’humilité, à la dévotion, à la charité ? .. Cette absence de tout sentiment religieux, de toute pensée chrétienne, voire de tout emblème catholique dans un tombeau destiné à un pontife, est assurément un des phénomènes les plus curieux de la renaissance. Des deux seules figures bibliques de cette vaste composition, le Moïse que nous connaissons n’a certes rien de l’Évangile, et son pendant, le saint Paul appuyé sur l’épée, ne devait pas différer beaucoup d’expression, selon toute probabilité. Vous cherchez en vain ces statues ou médaillons de la Vierge avec l’enfant, ces reliefs de l’Annonciation ou de l’Assunta que les maîtres du quattrocento n’ont jamais manqué de placer en pareille occurrence. Dans la description de Condivi, comme sur le dessin des Uffizi, je ne trouve pas même la trace d’un crucifix[1] ! ..

Au bout de deux ou trois semaines, le projet du monument est élaboré par l’artiste, approuvé par le pape, et dès le mois d’avril 1505, nous voyons Michel-Ange déjà en pleine activité dans les mines de Carrare. Il y séjourne pendant huit longs mois, dirige les

  1. Ce n’est que dans les projeta postérieurs du monument réduit qu’apparaît la pensée de placer la sainte Vierge en médaillon ou en statue. (Voyez le dessin dans la collection de M. de Beckerath ; voyez aussi le monument de San-Pietro-in-Viucoli.)