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saisissantes[1]. De simples pierres tumulaires d’abord, des dalles rudes et plates, ou des coffres imitant la forme du sarcophage ; plus tard, des sarcophages véritables empruntés aux premiers chrétiens, voire à l’époque du paganisme, et tant bien que mal adaptés ; du reste, le moins d’ornemens possible. Les inscriptions sont à l’avenant, dans un latin âpre et barbare, singulièrement vigoureux pourtant et expressif. Peu à peu, le marbre s’anime, prend corps : une figure apparaît sur le couvercle du cercueil, couchée tout du long, avec étole et chasuble ; la tête couronnée de la tiare et doucement reposée sur un oreiller ; les mains toujours gantées croisées sur la poitrine, la droite sur la gauche, et au milieu du gant un bijou rond et en saillie ; au doigt l’anneau du pasteur. L’art des Cosmates s’exerce pendant un nombre de générations sur cette donnée simple et belle, élève souvent un élégant baldaquin au-dessus du sarcophage et en égaie les moulures et les colonnettes de lisérés en or et en petites pierres coloriées. Puis, tout à coup, un brusque arrêt et une lacune béante, — l’exil d’Avignon, le grand schisme ; — et lorsque la chaîne des sépulcres est de nouveau renouée après une interruption de plus d’un siècle, la face du monde est changée comme par enchantement, et la Renaissance vient proclamer la joie de vivre et le culte de l’antiquité jusque dans la sombre nécropole des papes ! .. Que d’œuvres délicieuses tout d’abord, mais aussi que de signes alarmans ! Telle figure de la théologie en déesse Diane avec son carquois et ses flèches, sur le tombeau de Sixte IV, inaugure déjà une des plus fatales aberrations du siècle de Léon X ; tel cénotaphe de Pie II, monstrueux de proportions et d’orgueil, prépare déjà la voie au projet gigantesque de Buonarroti qui fera crouler la basilique…

Pourquoi certains auteurs de renom tiennent-ils donc tant à déprécier l’église du pape Sylvestre, à l’estimer une œuvre nécessairement sans mérite, sans caractère, et bien digne d’une époque de profonde décadence ? Si profonde d’abord que fût la décadence des autres arts à l’époque de Constantin, l’architecture y savait encore faire des choses grandes et puissantes : les Thermes de Dioclétien et le Temple de la paix (de Maxence), au Forum, ont imposé, jusque dans leurs ruines, au génie d’un Bramante et d’un Michel-Ange[2]. Une légende très vieille, et que les élèves de

  1. Voir les tombeaux de Grégoire V, Adrien IV et Boniface VIII dans les grotte vaticane ; celui de Honorius IV dans la chapelle Savelli, à Araceli ; celui de Nico las V dans les sagre grotte ; ceux de Sixte IV et d’Innocent VIII à Saint-Pierre ; ceux de Pie II et de Paul II à San-Andrea-della-Valle. Tous ces monumens étaient originairement dans l’ancien Saint-Pierre.
  2. Je relève le curieux passage qui suit dans le Rapport de Raphaël à Léon X sur les monumens de Rome : « Et bien que les lettres, la sculpture et presque tous les autres arts soient toujours allés en déclinant et en empirant jusqu’aux temps des derniers empereurs, néanmoins, l’architecture se conserva et se maintint con buona ragione ; et on continuait à construire de la même manière qu’auparavant ; entre tous les arts, elle fut la dernière à se perdre… » Et Raphaël cite comme exemple les Thermes de Dioclétien, l’Arc de Constantin (au point de vue de la construction, bien entendu), etc.