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Autrefois les Juifs ne changeaient guère de nom qu’en changeant de religion. D’où vient cette tendance nouvelle ? et qu’est-ce là si ce n’est, qu’on nous passe le mot, un effort pour, se désémitiser ? Ce désir, si naturel, de se confondre avec la foule des habitans du pays ne plaît pas à tout le monde. Leurs ennemis sont heureux de pouvoir, au vu de leur carte, reconnaître les Sémites, pour les désigner à la défiance publique. Il y a un an ou deux, en Prusse, un certain nombre de Juifs adressaient inutilement à Berlin une requête pour être autorisés à modifier leurs noms. Il est, en revanche, des pays où l’on semble heureux de les nationaliser à si bon compte. Ainsi en Hongrie. À l’inverse des autres nationalités du royaume de saint Etienne, Slaves, Allemands ou Roumains, les Juifs de Hongrie se prêtent de bon cœur à la magyarisation, témoignant, par là même, qu’ils ne prétendent plus former une nation distincte. Quoique parlant souvent le jargon judéo-allemand, ils ont pris fait et cause pour les Hongrois contre les Allemands, et afin de faire acte de patriotisme magyare, ils ont, pour la plupart, magyarisé leurs noms de famille. Cela leur est facile ; ils n’ont d’habitude qu’à coudre à leurs noms les deux lettres yi. Herr Simon devient M. Symonyi[1]. S’il suffisait pour être considéré comme Russe d’ajouter à son nom, ainsi que le font tant d’Arméniens ou de Tatars même, la syllabe of, que de Simonof ou d’Avraamof compterait le Bottin russe ! Mais, contrairement à l’ancienne coutume qui faisait prendre un nouveau nom au Juif converti, comme si, en devenant chrétien, il devenait un homme nouveau, la faculté de russifier leur nom n’est plus toujours accordée aux Juifs baptisés[2]. Prenons la Roumanie, où, malgré le traité de Berlin, les Juifs ont tant de peine à se faire concéder les droits de citoyens. Là aussi ceux d’entre eux qui réussissent à se faire naturaliser ont souvent soin de roumaniser leur nom. Cette fois, Herr Simon devient Domnu Simionescu. Certains, pour se défaire de leur aspect étranger, vont jusqu’à latiniser leur nom germanique, et chez M. Lupascu, l’on a la surprise de reconnaître M. Wolf. En France même, trop rarement à mon gré, Loewe s’est plus d’une fois transformé en Lion ou Lyon, et Hirsch en Cerf. Ne croyez pas que tout cela soit jeu puéril ; — pour en juger, allez

  1. De là, naturellement, de fréquentes railleries de la part des antisémites, telles que celle-ci : Un Juif hongrois, regardant la statue du patriote magyar Szechenyi, se demande : « Comment s’appelait-il auparavant ? »
  2. En 1887, par exemple (Novoe Vremia, 2 août), le consistoire orthodoxe d’Astrakhan défendait aux Israélites convertis de russifier leurs noms de famille. En Russie, pourtant, le Juif baptisé est si bien censé devenir un autre homme qu’il est libre d’abandonner sa femme et ses enfans pour fonder, avec une autre épouse, une autre famille.