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A tout prendre, c’est peut-être bien l’Italie, la terre classique du ghetto. La raison en est simple. Venus d’Orient dès l’antiquité, ou venus d’Espagne à la fin du moyen âge, les Juifs de la péninsule y sont établis depuis des siècles. L’Italie, où se sont réfugiés jadis nombre de Sephardim, est demeurée presque entièrement à l’abri des modernes migrations des Askenazim. Il en est autrement des autres États de l’Europe ou de l’Amérique. Dans presque tous, il y a, sous ce rapport, une grande différence entre les Israélites du Nord ou du Midi, fixés depuis longtemps dans le pays, et les Juifs du Nord-Est qui y sont arrivés récemment, poussés par le flot des Juifs russes et le grand reflux d’Israël d’Orient en Occident. En Allemagne, par exemple, les Juifs du Rhin, de l’Elbe, de l’Oder sont de vrais Allemands ; si, à Berlin ou ailleurs, il y a une société israélite, distincte de la société bourgeoise et de la société aristocratique, la faute en est aux mœurs allemandes, encore imprégnées de l’esprit de caste. En Angleterre, les Juifs accueillis par Cromwell, ou débarqués sous les quatre George, sont aujourd’hui de purs Anglais, de manières, d’habitudes, de sentimens, tandis que la plèbe des Juifs russes déversés, depuis une quinzaine d’années, sur les quartiers de l’East-End forment, à Londres, comme une minable colonie des juiveries du Dniepr.

Pour ce qui est de la France, comment contester la nationalité française aux Juifs de Provence ou du Comtat, qui, pelotonnés naguère à l’abri des clés pontificales, ont vécu, sans interruption, quatorze ou quinze siècles sur la terre de France, précédant les Normands et peut-être les Francs et les Burgondes, si bien qu’à regarder l’ancienneté, ils peuvent se vanter d’être Français entre les Français et indigènes entre les indigènes ? Et si vous prenez les Juifs du Sud-Ouest, installés aux bords de la Gironde ou de l’Adour sous les Valois, les Juifs de Bordeaux qui, depuis Henri II, n’ont plus d’autre patrie que la France, dirons-nous qu’un séjour de trois cent cinquante années n’a pas suffi à en faire des Français ? Quant aux Juifs de l’Est, avant-garde de la grande armée des Askenazim, aux Juifs de l’Alsace ou de la Lorraine qui, eux aussi, ont durant deux ou trois cents ans été tour à tour les sujets et les citoyens de la France, anciens compatriotes dont les pères et les grands-pères ont servi sous nos trois couleurs, les taxerons-nous d’étrangers parce qu’ils ont parfois un accent-allemand ? Et quand nous accueillons en frères les Alsaciens-Lorrains, protestans ou catholiques qui ont opté pour la France vaincue, repousserons-nous, comme des intrus, les Juifs de Metz ou de Strasbourg qui ont donné à la vieille patrie la même preuve d’attachement ?

La vérité, c’est qu’en France, en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, — partout si vous voulez, — il y a une distinction à faire