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fantômes et de mensonges. Il s’exerçait, comme l’enfant, à être quelqu’un, par des fables qui émanaient de lui et dont il s’environnait jusqu’à en avoir peur. Cette émancipation l’amusait et lui donnait l’habitude de la liberté de penser. Une seconde émancipation, aidée par Dieu, fut l’émancipation morale qu’on appelle le christianisme. Une partie de la personne humaine fut affranchie de la société, retirée de sa prise, proclamée indépendante. L’homme, en tant qu’être moral, dépendit d’une société spirituelle, non de l’État. Ce fut une émancipation morale. Enfin, dans les temps modernes, l’homme s’affranchit de la tradition, il émancipe sa pensée de la pensée des siècles antérieurs, « il se dégage des liens de la parole ; » et il y a là un fait d’immenses conséquences : l’émancipation intellectuelle. Et voilà les trois grands âges de l’humanité.

Et l’on trouvera que cela ne signifie rien du tout ; et je reconnais qu’en effet il n’y a pas de système plus superficiel. Mais, pour la suite de la pensée de Ballanche, c’est important. Ce que nous avons ici, c’est l’idée du progrès s’insinuant dans l’esprit de ce penseur très timide, mais qui ne s’affranchissait pas, qui ne s’émancipait pas d’une pensée, dès le moment qu’elle s’était introduite en lui. Nous verrons que, désormais, concilier l’idée du progrès avec toutes les idées religieuses, chrétiennes et anti-philosophiques, dont il avait vécu antérieurement, fut sa grande préoccupation et son grand effort.

Jusqu’à présent, Ballanche n’est à nos yeux, comme il le fut sans doute au regard de ses contemporains, qu’un philosophe-théologien assez nuageux et inconsistant, remuant assez péniblement les idées disparates qui lui venaient des différens points de l’horizon, et plus capable de faire penser, par suggestion insensible, que de penser lui-même. Nous arrivons au temps où, sans jamais être arrivé à la clarté d’esprit, à la maîtrise de sa pensée, il est pourtant un philosophe original et devint enfin quelqu’un.


III

De 1819 à 1832, Ballanche publia le Vieillard et le Jeune homme, l’Homme sans nom, la Palingénésie sociale, Orphée, la Ville des expiations et la Vision d’Hébal. Ce sont, tantôt comme Orphée et la Vision d’Hébal, des livres symboliques destinés à montrer sous une forme romanesque ou pseudo-historique la pensée de l’auteur, tantôt, comme le Vieillard et le Jeune homme et l’Homme sans nom, des dissertations philosophiques sous forme de dialogue,