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mauvais instincts aussi bien que ses bons s’expliquent par cette doctrine. Le progrès a quelquefois l’apparence ou l’attitude d’une révolte contre Dieu. Il l’est en un sens, il l’est dans certains esprits. L’être abaissé travaille pour expier, s’il est bon ; il travaille pour montrer sa force et s’en targuer en face de Dieu, s’il est orgueilleux et mauvais. Le progrès est donc extrêmement lié à la chute, comme l’effet à sa cause. La chute l’explique, et il démontre la chute. Sans elle, il ne se comprendrait pas et ne serait pas ; sans lui, elle serait inique, trop dure du moins, et n’aurait pas d’effet, ce qui revient à dire, en bonne logique, qu’elle ne serait pas. Si progrès et chute sont connexes, théorie de la chute et théorie du progrès n’en font qu’une ; progressisme et christianisme ne sont pas contradictoires ou étrangers l’un à l’autre ; ils sont complémentaires. La conscience de Ballanche est désormais à l’aise. — Maintenant, ce progrès, comment s’accomplit-il ? Quelles en sont les lois ? Comme le principe du progrès a un caractère théologique, les lois aussi en sont mystérieuses. Elles se résument toutes en ces deux mots : expiation, réhabilitation. L’homme expie pour lui-même ou pour d’autres, comme l’a dit de Maistre. « L’expiation est due par tous parce que l’essence humaine, une et souillée du même opprobre, a besoin d’être relevée tout entière. » L’homme a besoin d’expier « même ses bonnes actions » quand elles n’étaient pas dictées par le besoin d’expiation, « car le motif seulement peut donner du prix aux œuvres. » Le bienfait même « a besoin d’être expié par l’auteur du bienfait ; Apollon a dû expier le meurtre du serpent Python. » Mais toute expiation est une épreuve, et toute épreuve une initiation, c’est-à-dire un pas de plus dans la voie du relèvement et du progrès. Toute épreuve est une lumière nouvelle et un degré gravi. C’est le sens de l’antique parabole de la science acquise au prix du malheur. L’humanité souffre à la fois pour expier, pour savoir, pour s’élever. Son malheur est à la fois expiation, acquisition et réhabilitation. Chaque souffrance est une réparation et une conquête. — De là dérive une grande loi du progrès qu’on n’a pas toujours comprise. Le progrès procède par révolution, c’est à-dire par sang versé, c’est-à-dire par crimes. Ce n’est pas une iniquité, c’est une nécessité. Si le progrès n’était pas douloureux, il ne serait pas épreuve ; s’il n’était pas épreuve, il ne serait pas expiation ; s’il n’était pas expiation, il ne se rattacherait pas à la chute, et le système serait faux, ce qui est impossible. Mais le système est vrai, et toujours le progrès s’accomplit au prix de souffrances. Comme la femme enfante dans la douleur, l’humanité enfante dans le deuil. Les mythes sont là qui nous donnent les preuves. Ouranos