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y verra par quelles lointaines et profondes impressions d’enfance et d’adolescence s’explique cette passion de l’antiquité qui n’a pu trouver à se satisfaire qu’à l’âge où d’ordinaire l’homme ne recommence point sa vie, vers la cinquantaine, et quels obstacles a dû surmonter cette vocation impérieuse, comment le garçon épicier d’une petite ville du Mecklembourg, le garçon de bureau d’Amsterdam, le négociant qui a gagné des millions en Russie, dans le commerce de l’indigo et du thé, est devenu le docteur Schliemann, membre correspondant de plusieurs Académies, pourquoi enfin la science, qui attendait encore beaucoup de lui et de son infatigable esprit d’entreprise, a déploré sincèrement le coup qui l’a frappé à Naples, en décembre 1890 ? Il allait avoir soixante-neuf ans, et pourtant sa mort a paru prématurée à tous ses amis, tant ils le voyaient encore actif et curieux, malgré les premières atteintes de la vieillesse et de la maladie, tant ils le savaient encore plein de projets qu’il était décidé, coûte que coûte, à réaliser.

Nourri, presque dès le berceau, de contes de fées, Schliemann n’avait fait qu’entrevoir à peine l’antiquité, dans une première éducation qui fut interrompue par la misère. Lorsqu’il put enfin, après fortune faite, contenter le désir qu’il nourrissait, depuis bien des années, d’apprendre le grec, il s’en rendit maître, par l’effort continu d’une volonté de fer et par des procédés mnémotechniques qui lui étaient familiers. C’était même de toutes les langues dont il faisait usage, celle, à ce qu’il m’a semblé, qu’il parlait et qu’il écrivait le mieux. Il lut Homère et il le sut bientôt par cœur ; comme un rapsode d’autrefois, il aurait pu en réciter des chants presque entiers. Ces beaux récits enchantèrent son imagination qui, au milieu des âpres soucis du gain, n’avait pas trouvé où s’attacher et se distraire ; elle avait gardé toute sa fraîcheur. Schliemann n’avait pas reçu cet enseignement des universités qui habitue ses disciples à suspendre leur jugement, et, dans bien des cas, à s’abstenir même d’une conjecture. Tout ce que racontait Homère lui paraissait aussi réel que ce que racontèrent plus tard Hérodote et Thucydide ; la différence de la poésie et de l’histoire n’existait pas pour lui ; il croyait à Homère comme un puritain à la Bible. Cette foi aveugle en la véracité du témoignage que rendent les auteurs anciens allait plus loin encore ; il en étendait le bénéfice même à des écrivains d’un ordre très inférieur, tels que Pausanias ; ce n’est pas lui qui se serait permis, comme on l’a fait récemment, de révoquer en doute une assertion quelconque de ce précieux et médiocre compilateur, le Joanne ou le Bædeker des contemporains d’Hadrien.

Quand Schliemann publia ses premiers écrits, on s’amusa fort de la