Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/650

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

644 REVUE DES DEUX MONDES.

quelque douairière négligée, tantôt causant de chasse à la grosse bête, de yachting international, etc., au milieu d’un cercle de fils cadets rassemblés au fumoir, comme si plusieurs centaines de gens distingués ne l’eussent pas attendu dans le salon pour le bombarder de discours laborieusement préparés sur l’Afrique. Puis il avait disparu soudain pendant la seconde semaine de son séjour, qui était la dernière de la saison de Londres, et les organisateurs de conférences, les éditeurs, les chasseurs de lions en général, voire même les amis qui se souciaient de lui pour lui-même avaient dû désespérer de le saisir. Trevelyan, qui l’avait connu au temps où il voyageait comme correspondant et dessinateur attitré d’une grande revue périodique, l’ayant par hasard aperçu au club la veille, s’était emparé de lui aussitôt. Après avoir d’abord essayé de refuser le dîner impromptu, Gordon, en apprenant qui devait y venir, avait changé d’avis, et M rs Trevelyan s’en réjouissait ; elle avait toujours parlé de lui comme d’un gentil garçon, et maintenant qu’il s’était rendu célèbre, elle ne l’en aimait pas moins, tout en ne le manifestant pas autant qu’autrefois devant le monde. Elle oublia de lui demander s’il était des amis de sa belle compatriote : comment douter qu’ils se fussent rencontrés sinon en Amérique, du moins à Londres, puisqu’on faisait tant de cas de tous les deux dans les mêmes maisons ?

Le dîner suivait son cours et approchait de la fin, les femmes causant à travers la table, échangeant des adresses et ajoutant :

— Ne manquez pas de nous chercher à Paris !.. — Quand comptez-vous donc vous embarquer à Gowes ? etc. Le tout d’un air fort animé, le parfum des fleurs, des vins, des victuailles y contribuant et faisant presque regretter à tout le monde que des gens qui se convenaient si bien dussent se séparer, même pour aller jouir des plaisirs de l’été. Le ministre d’Autriche exprimait cela fort poliment à son hôtesse, quand sir Henry Kent, qui causait avec Phillips le romancier, assis en face de lui, se renversa dans sa chaise et dit comme pour appeler l’attention générale :

— Je ne puis être de votre avis, Phillips, et je suis sûr que personne ne vous donnera raison.

— Pour Dieu ! fit d’une voix plaintive M rs Trevelyan, qu’avez-vous dit encore, M r Phillips ? 11 émet toujours, expliqua-t-elle, des opinions si contestables !

— Au contraire, M rs Trevelyan, répondit le romancier, c’est sir Henry qui fait tout le mal. Il attaque une des platitudes les plus anciennes et les plus précieuses que je connaisse.

Là-dessus Phillips s’arrêta pour laisser parler le général, mais celui-ci lui enjoignit d’un signe de tête de continuer :

— Il vient de dire que la fiction est plus étrange que la vérité.