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UNE HISTOIRE INACHEVÉE. 651

avait vécu d’une vie aussi différente de la sienne que l’existence d’une femme du monde peut l’être de celle d’un vagabond. Il avait été ingénieur, correspondant d’un journal, officier dans l’armée chinoise ; il avait construit des ponts dans l’Amérique du Sud et mené là-bas leurs petites révolutions, et puis il avait pris du service dans l’armée française en Algérie. Sans foyer, sans famille, sans nationalité, car il s’était expatrié à seize ans, il n’avait jamais épargné un sou et ne comptait que sur le succès de cette expédition d’Afrique. Bref, la seconde édition de l’histoire d’Othello et de Desdemone.

Noir, il l’était au point de vue de la belle, ou plutôt au point de vue du monde, en ce sens qu’il était aussi dépourvu de tous les biens d’ici-bas que le premier bouvier venu. Et, en outre, il avait mené une vie dont il n’avait nulle raison d’être fier, n’existant que pour l’aventure, s’agitant comme d’autres boivent, jusqu’à en mourir ; rien de ce qu’il avait fait ne comptait beaucoup, sauf ses ponts ; ils subsistent encore. Mais les choses qu’il écrivait étaient noyées dans les colonnes des journaux quotidiens. Les soldats avec lesquels il avait marché le regardaient comme un braque qui se souciait* plu s de se battre que de savoir pourquoi il se battait et il avait écrit aussi volontiers d’un côté qu’il avait combattu de l’autre. Véritable pierre qui roule, et cela depuis l’âge de seize ans, où il s’était sauvé pour prendre la mer, jusqu’à trente, où il rencontra cette jeune fille. On conçoit cependant comment un tel homme avait réussi à captiver une personne impressionnable n’ayant connu avant lui que le genre d’individus qui gagnent de l’argent, conduisent des chevaux ou mènent la vie de club. Elle avait traversé l’existence comme certaines gens traversent les galeries de tableaux avec un catalogue marqué aux meilleurs endroits. Du fretin qui s’efforce de percer, elle ne savait rien, rien des pauvres diables qui n’étaient pas de son monde. L’aventurier qui se dressa subitement à ses côtés, avec ses étranges récits de pays lointains, et la passion qu’il mettait à faire des choses extraordinaires, non pour obtenir une récompense ou pour qu’on en parlât, mais parce qu’il les aimait, l’étonna d’abord, je suppose, puis exerça sur elle une véritable fascination. Vous vous figurez cela, n’est-ce pas ? Ces deux amoureux qui se promènent sur le pont pendant le jour, ou assis côte à côte quand tombe la nuit, avec l’océan devant eux... L’audace de son entreprise, l’éclat extravagant qui s’étend sur tous les voyageurs qui ont visité ce pays redoutable d’où quelques-uns reviennent, et l’originalité pittoresque de son passé... — On ne peut s’étonner beaucoup du prestige dont le personnage en question se trouva paré aux yeux de cette jeune fille. Il n’y travailla pas, je crois, il ne posa pas devant elle ; je