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UNE HISTOIRE INACHEVÉE. 653

suprême bonheur qui était entré dans sa vie. Sans doute tous les hommes disent cela quand ils sont amoureux et avec beaucoup de raisons ; mais le pire, c’est que pour celui-ci la chose était si terriblement vraie. Il était indigne d’elle sous tous les rapports, sauf en ce grand amour qu’il lui portait. J’éprouvais une sorte d’effroi à le voir ainsi possédé.

Bref, nous finîmes par en sortir ; nous atteignîmes Alexandrie ; une fois de plus, des visages blancs nous entourèrent, des voix de femmes nous tintèrent aux oreilles ; c’en était fait de l’effort et de la peur d’échouer ; on se remit à respirer. Je n’aurais pas demandé mieux que de filer vite sur Londres, mais il nous fallut attendre le bateau une semaine, et pendant ce temps- là mon protégé me fit une vie d’enfer. Il avait accompli des choses si prodigieuses, il en aurait mené tant d’autres à bonne fin s’il avait eu mon équipement, que je tâchai de lui assurer un accueil proportionné à son mérite. Bah ! de tout cela il ne voulait pas : ni réceptions publiques, ni audiences du khédive, ni aucun des honneurs dont on nous accablait. Rien ne lui importait que d’aller la rejoindre. Il passait les jours sur le quai à voir charger le bateau et à compter les heures jusqu’à son départ ; même la nuit il quittait le premier lit où il se fût reposé depuis six mois pour venir dans ma chambre me supplier de causer avec lui jusqu’à la pointe du jour. Vous sentez qu’ayant dû renoncer une fois à elle et à toute espérance de la revoir avant de mourir, il ne l’en idolâtrait que plus et craignait encore davantage de la perdre. Aussitôt que nous fûmes embarqués, il devint très tranquille en revanche. Royce et moi nous ne reconnaissions plus notre homme. Il restait silencieux, assis sur le pont pendant des heures, à regarder la mer en souriant et quelquefois, — car il était encore très faible, très fiévreux, les larmes lui montaient aux paupières et coulaient le long de ses joues.

« C’était ainsi, me dit-il un soir, c’était ainsi que nous étions assis, elle et moi, avec le ciel d’un violet sombre et les étoiles du sud au-dessus de notre tête, tandis que le sillage du bateau s’élevait et s’enfonçait au-dessous de la ligne de l’horizon. Et j’entends encore sa voix, et j’essaie de me figurer qu’elle est toujours assise là, comme elle y était la dernière nuit quand j’ai tenu ses mains entre les miennes. »

Gordon s’arrêta un moment, puis il continua avec plus de lenteur :

— Je ne sais si c’était l’excitation du voyage sur terre qui l’avait soutenu jusque-là, mais à mesure qu’avançait notre traversée, il s’affaiblit de plus en plus et dormit davantage, jusqu’à ce que Royce