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l’avis d’Edmond Scherer. Quelque chose encore lui a manqué de ce-côté. « Il ne s’est pas rendu compte à lui-même de ce qu’il voulait établir. » Et si j’ajoute qu’en fait d’idées « pures, » pour ainsi parler, on n’en voit pas de vraiment féconde, ni surtout de vraiment nouvelle, dont on puisse faire honneur à Lamennais, quelle est donc cette espèce d’énigme ? et qu’y a-t-il en lui qui justifie sa réputation ?

Car elle est grande, et elle est méritée. Quand on en aura vu décroître et s’évanouir de plus éclatantes peut-être, la sienne continuera de durer. Il sera toujours l’un des grands noms du siècle. À quel titre et pour quelles raisons, c’est ce que je voudrais essayer aujourd’hui de dire très rapidement. J’aurai d’ailleurs, pour m’y aider, la consciencieuse Étude de M. Spuller, et deux volumes récemment publiés par M. Alfred Roussel, de l’Oratoire de Rennes. Composés d’après les papiers du « dernier survivant des disciples de Lamennais, » — le chanoine Houet, supérieur de l’Oratoire de Rennes, mort il n’y a pas encore tout à fait trois ans, — les deux volumes de M. Roussel sont riches de détails et de « documens inédits. » S’il ne s’en dégage pas un nouveau Lamennais, ils peuvent pourtant servir à préciser quelques traits de sa physionomie. Quant à M. Spuller, ce qu’il a sans doute le mieux vu, l’un des premiers, c’est que jamais les idées de Lamennais n’ont été plus « vivantes, » que depuis qu’il est mort. Et j’en suis bien heureux, si c’est un nouvel exemple et une preuve nouvelle pour moi, que l’histoire, assurément, s’éclaire beaucoup de la lumière du passé, mais bien plus encore peut-être des clartés que projettent en tout temps sur elle les leçons du présent. En se plaçant à ce point de vue, l’énigme se débrouille, et ce qu’on ne discernait pas, — ce qu’on ne pouvait pas discerner aux environs de 1860, — nous commençons, nous, aujourd’hui de l’entrevoir.

L’influence de Lamennais s’est surtout fait sentir comme qui dirait aux confins de l’action et de l’idée, dans cette région intermédiaire où l’abstrait et le concret se mêlent, dans ce domaine mal délimité où les idées, descendues des hauteurs, se transforment en moyens d’action. C’est ce qui la distingue assez profondément de l’influence de Bonald, ou de celle de Joseph de Maistre, sans compter qu’étant de 1817, le premier volume de l’Essai sur l’Indifférence a donc précédé les Recherches philosophiques, qui sont de 1818, et le livre du Pape, qui n’a paru qu’en 1819. Bonald ou Maistre sont encore des philosophes, et le premier même, à sa manière, est un « idéologue » ou, comme l’a si bien dit M. Emile Faguet, un « scolastique, » une sorte de docteur « irréfragable » ou « subtil. » Lamennais, lui, est un combattant. « Vous avez reçu de la nature un boulet, — lui écrivait Maistre, au mois de septembre 1820, en le remerciant de l’envoi du second volume de l’Essai sur l’Indifférence — n’en faites pas de la dragée, qui ne pourrait tuer que des