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à dire que les affaires humaines se déroulent ou se jouent, pour ainsi parler, entre les exagérations de l’individualisme et celles de son contraire. Nous ne sommes ni anges ni bêtes. L’individu n’a pas tous les droits, mais la société ne les pas tous non plus. La sagesse est au milieu, comme le bonheur, à ce que l’on dit, dans la médiocrité. À chaque moment de l’histoire, trouver un moyen terme qui concilie les droits de l’individu avec ceux de la société, c’est l’éternel problème, dont la nature même est de ne pouvoir jamais être résolu que pour un temps. Et n’y ayant rien de plus raisonnable, il n’y a donc rien aussi qui soit d’une philosophie plus vulgaire ; — je le sais. Que faire cependant si, philosophiquement, la théorie individualiste et celle du « consentement universel » sont également intenables ? On fait comme Constant et comme Lamennais : on se porte tout entier d’un côté. Pourquoi d’ailleurs cela vaut-il mieux ? et qu’en résulte-t-il ? Il y a là-dessus une belle page de critique hégélienne dans l’Etude d’Edmond Scherer que j’ai déjà citée.

Ce qui nous importe ici davantage, — et pour aujourd’hui, — c’est que l’on voie bien comment sa théorie du consentement universel acheminait, dès 1820, l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence vers l’idéal futur de l’auteur du Livre du peuple. L’observation d’ailleurs en a souvent été faite, et je n’ai pas besoin d’y insister. Vox populi, vox Dei. C’est Dieu qui parle par la voix des foules, et Lamennais n’a reculé devant aucune des conséquences de son principe. Mais aussi, pour ne pas le savoir, n’est-ce pas sans raison, — sans une espèce de raison instinctive, confuse et profonde, — que la mémoire des foules lui est reconnaissante encore de ce qu’il a tenté pour fonder le droit du nombre sur un titre authentique. Dans un temps où personne peut-être encore n’y songeait que comme à une chose lointaine, Lamennais a pressenti cette extension du droit de suffrage qui est actuellement en train de bouleverser les conditions de l’histoire, et son nom se trouve ainsi naturellement mêlé à l’origine de toutes les questions qui intéressent l’avenir de la démocratie. Ou plutôt, il en est devenu comme inséparable, et puisqu’il semble qu’à de certains égards cet « idéaliste forcené, » comme l’appelle un de ses critiques, ait eu quelque chose d’un « voyant, » qui peut répondre que, de ses principes et de ses idées, l’avenir ne dégage pas encore des conséquences inaperçues ?

Mais avant d’abandonner l’Église, il devait lui rendre un autre grand service encore, qui est, comme on l’a dit, de l’avoir constituée en parti. L’expression est d’Ernest Renan. Entre 1815 et 1830, tout ayant donc changé depuis un demi-siècle, Lamennais comprit qu’il fallait que le catholicisme, aussi lui, changeât, dans la mesure, assez large d’ailleurs, où le permettait l’immutabilité nécessaire de son dogme.