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l’instrument aveugle de la Providence, qui se sert d’elle comme du libéralisme antichrétien pour réaliser cette grande promesse. Et erit unum ovile et unus pastor. Si les puissances comprenaient cela, elles sauveraient aux peuples d’effroyables calamités et elles se sauveraient elles-mêmes. Tout le monde aujourd’hui agit contre soi, et c’est à mes yeux une des plus fortes preuves que tout ce qui est, est réprouvé, et que Dieu a pris en main le gouvernement du monde pour y établir un ordre nouveau. S’il existait, dans une certaine position, — c’est-à-dire sur le saint-siège, — un homme qui sentît cela et qui se plaçât, pour ainsi dire, au milieu de l’action divine, jamais il n’aurait paru sur la terre rien de si grand que cet homme. » On reconnaît ici les idées de Joseph de Maistre, exagérées sans doute, et poussées déjà jusqu’au mépris, sinon jusqu’à la haine encore des « puissances ; » mais, de plus, Lamennais a essayé de susciter cet homme « qui se placerait au milieu de l’action divine, » ou, si l’on veut, et à son défaut, d’y suppléer par l’organisation du catholicisme en parti.

Que si maintenant l’une des plus cruelles déceptions qui puissent atteindre un agitateur est de se voir devenir l’hérétique du parti qu’il a lui-même constitué, de voir en quelque sorte son œuvre le renier, et l’arme enfin qu’il avait forgée servir à le frapper, on sait quand et comment Lamennais l’éprouva. L’Église, qui s’était assez naturellement émue du troisième et du quatrième volume de l’Essai sur l’Indifférence, pouvait-elle en 1833 accepter pour siennes les Paroles d’un croyant ? Toujours est-il qu’elle ne le crut pas. Il lui sembla que Lamennais l’engageait dans une voie dangereuse, et elle le condamna sans ménagement ni pitié. L’encyclique Singulari nos déclara ce mince volume aussi funeste qu’il était petit, — mole guidem exiguum, pravitate tamen ingentem, — et l’auteur fut comme retranché du nombre des fidèles qu’il avait disciplinés lui-même à l’obéissance et à la soumission. Non-seulement aucun des siens, — aucun de ceux qu’il avait rendus, pour ainsi dire, à l’ultramontanisme, — ne le suivit dans sa résistance, mais quelques-uns d’entre eux se séparèrent de leur ancien maître avec plus de hâte, et surtout de fracas, que ne le demandait peut-être le souci de leur orthodoxie. Ce « retour aux idées romaines » dont Lamennais avait été le principal ouvrier, » ce grand mouvement « qui devait aboutir à la décision suprême et irrévocable du Vatican, » et dont on lui fait un titre de gloire d’avoir été l’initiateur, il en fut la première victime ; et, par la profondeur du coup qui l’atteignait, il put juger lui-même ce qu’il avait rendu de vigueur à la main qui le lui portait.

Ce serait faire injure à sa mémoire que d’imputer sa révolte au seul ressentiment de l’orgueil outragé. Car je ne dis rien de sa « sincérité. » Personne, je crois, ne l’a jamais sérieusement mise en doute, et M. Roussel eût peut-être pu se dispenser de la démontrer. Il y a,