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se laisser, comme on l’a dit, enivrer aux fumées de l’orgueil, n’ayant plus rien à ménager, il fut alors ouvertement ce qu’il avait toujours été dans le secret de son cœur. Y a-t-il rien de plus logique ? où voit-on là de contradiction ? et qui pourrait avoir l’idée, je dis un seul instant, de suspecter sa sincérité ?

Je n’ai garde, à ce propos, de vouloir toucher le fond de la question. Il y aurait trop à dire. Mais s’il y a plus d’une manière d’entendre et surtout de « sentir » le christianisme, il suffit que celle de Lamennais ne soit pas absolument contraire à la lettre, ni même, je pense, à l’esprit de l’Évangile. On ne peut pas seulement lui reprocher, après avoir mis dans l’autorité le critérium de sa certitude, d’avoir secoué le joug de cette autorité, si, quelque respect qu’il eût pour elle, il ne l’a jamais séparée, dans ses écrits, mais encore moins dans sa pensée, du consentement universel dont elle était à ses yeux la manifestation extérieure et visible. S’il s’est trompé, comme je le crois, d’ailleurs, en plus d’un point, et gravement, c’est dès l’origine, et en ce cas, c’est à l’origine qu’on aurait eu tort de saluer ou d’applaudir en lui, sans voir où tendaient ses doctrines, un « nouveau Bossuet. » Mais nous ajouterons qu’il s’est trompé d’une manière qui l’honore ; et que, par conséquent, dans ce qu’on appelle son « apostasie, » avec une preuve de sa sincérité et de sa fidélité à lui-même, il ne faut voir qu’une illusion de sa générosité.

Ce n’est pas, en effet, la moindre raison de la juste popularité de Lamennais qu’au contraire de la plupart des hommes, son cœur, bien loin de s’endurcir et de se rétrécir, se soit élargi plutôt et comme attendri par le progrès de l’âge. Si c’est un livre de colère, c’est un livre aussi de pitié que les Paroles d’un croyant. Je veux que la forme en soit souvent déclamatoire, et parfois même l’inspiration haineuse. Lamennais, on le sait, comme aussi bien Joseph de Maistre, a eu le génie de l’invective, et déjà, dans les Paroles d’un croyant, on peut citer plus d’une page qu’il eût mieux fait, dans l’intérêt même de sa cause, ou d’effacer ou au moins d’adoucir. Mais, après tout, sous son air de pastiche biblique, c’est la flamme de l’amour et de la pitié qui brille ou qui brûle dans ce livre, et si l’on ne saurait s’étonner des cris de colère, encore moins s’étonnera-t-on de l’enthousiasme d’admiration qui l’accueillit dans sa nouveauté. Si l’auteur avait voulu, comme il l’écrivait à M. de Vitrolles, « en flétrissant les iniquités des puissances mondaines, consoler les faibles, les pauvres, les opprimés, les petits, et leur montrer dans leur retour aux sentimens de justice, de charité, d’humanité, l’espérance certaine d’un meilleur avenir, » c’est bien ainsi qu’il fut compris. Avant même que d’avoir paru, le livre, si l’on en croit Sainte-Beuve, qui s’était chargé d’en surveiller l’impression, « soulevait et transportait » les ouvriers eux-mêmes de l’imprimerie