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n’était pas sûr d’avoir compris ; mais on s’était promené à travers beaucoup d’idées, de souvenirs, de mythes et de symboles ; et chacun avait rencontré quelques-unes des idées qui lui étaient chères, et tous s’en allaient avec l’espérance d’une belle et consolante conciliation.

À distance, Ballanche paraît tout aussi aimable et sympathique, mais bien décevant. Son système religieux n’est guère qu’un souhait, une aspiration. Il désire un christianisme démocratique, dit qu’il viendra, dit qu’il est venu, et rien de plus. Il était peu soucieux et je crois incapable de dire en quoi ce christianisme consistait ou devait consister. Son système ou plutôt sa pensée historique manque de bases solides. Remarquez-vous de quoi elle se compose ? D’une part, de mythes antiques plus ou moins arbitrairement interprétés, d’autre part, de souvenirs et impressions de la révolution française. Les mythes sont trop loin, la révolution est trop près. Il y a un égal danger pour le penseur qui veut « tracer la marche de l’humanité » à prendre son point de vue à une trop grande distance ou à une trop courte distance de lui. L’histoire mythique est susceptible de tant d’interprétations diverses, elle apparaît, du reste, par si grandes masses et par si vastes périodes, que, si intéressante qu’elle puisse être, elle n’est presque d’aucune utilité pour le politique Elle le trompe sur le temps qu’il faut aux grandes évolutions historiques pour s’accomplir : elle présente en un raccourci spécieux des monceaux d’années et de siècles ; elle montre l’humanité marchant droit, ce qui est douteux, et marchant vite, ce qui est faux, d’un point très précis à un point très fixe. Rien ne défigure l’histoire comme cela, et rien n’empêche autant de la reconnaître quand on est véritablement en face d’elle.

D’autre part, l’histoire trop proche de nous nous trompe aussi. Elle nous paraît trop considérable et trop énorme. L’événement qui a précédé notre entrée dans le monde nous paraît le plus grand événement de l’histoire de l’humanité, une date comme il n’y en a pas trois dans les annales de la civilisation, un fait marqué de Dieu, et nous en tirons toute une philosophie historique, quelque-lois toute une philosophie. Nous autres, hommes de 1892, pour avoir vu les événemens de 1864, de 1866 et de 1870, nous sommes très enclins à croire et à dire que le droit n’est rien et que la force est tout dans l’histoire du monde, et cela est probable, mais n’est peut-être pas vrai. De même Ballanche était obsédé de l’histoire de la révolution française tout autant que des mythes de l’ancienne Grèce, de l’ancienne Égypte et de l’Inde ancienne. La révolution française est certainement un événement considérable ; mais il est douteux qu’elle le soit autant que le christianisme, l’invasion des